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Alors l’oreille et la queue basses, j’ai rejoint mon ambassadeur à son hôtel, comme il me l’avait conseillé. Un homme formidable, Victor Delagrosse. La prochaine fois que je verrai Tonton, je lui signalerai les qualités de son représentant en Indonésie. Ce sont les hommes comme lui qui assurent encore à la France un reste de pérennité, comme on disait puis à Jallieu, dans les années de feu.

Elle a une suite, l’Excellence, dans la meilleure crèche du patelin. Son attachée culturelle, à laquelle il semble lui-même très attaché, dort « officiellement » dans le salon. Victor dit que je passerai la noye dans l’entrée, laquelle est vaste. On m’aménagera une couche de fortune.

Voyant mon abattement, il essaie de me réconforter.

— Il paraît que les gardes du sultan, puis la police, affolés par l’attentat, ont arrêté un tas de gens, à tort et à travers, pour vérifications d’identité. Comprenons-les, ils sont contraints de « faire quelque chose » à tout prix afin de sauver la face, car il est mal vu de laisser flinguer son monarque en pleines fêtes du couronnement lorsqu’on a mission de le protéger.

Il rêvasse et ajoute :

— Je tenterais bien d’intervenir, mais ce serait attirer l’attention sur lui, et comme vous avez le Suey Sing Tong surpuissant aux trousses, tous les deux…

— Ne serait-ce pas cette organisation qui aurait mis à mort Bézaphon II, Excellence ?

— Qu’est-ce qui vous le donne à penser ?

— Mon instinct, seulement mon instinct. On dirait qu’elle a cru, depuis le départ, que nous avions l’intention d’intervenir à Kelbo Salo et qu’il fallait coûte que coûte nous éliminer. Voyez-vous, cher ami, la grande inconnue c’est Lassale-Lathuile. Votre ancien condisciple est partie prenante dans cette affaire. Comment ? Pourquoi ? Là sont les robustes questions que j’ai à résoudre. Se trouvait-il sur l’esplanade au moment de l’attentat ? Et quel rôle a-t-il pu jouer ? Mystère ! C’est en nous voyant sur les traces de Lassale-Lathuile qu’on nous a condamnés à mort, Blanc et moi ; conclusion, d’après le Suey Sing Tong nous risquions de compromettre sa mission.

— Passionnant, déclare l’Excellence. Savez-vous ce que je viens d’apprendre ? Le sultan n’a pas été tué par balles !

J’en reste comme deux ronds, que dis-je ! cent ronds de flan.

— Mais j’ai vu le sang jaillir de ses yeux crevés ! effaré-je.

— Le bruit court, dans les milieux autorisés, qu’on l’aurait énucléé au rayon laser.

— On glisse dans la science-fiction !

— Les faits parlent, San-Antonio : ses orbites étaient vides. Les blessures ont été pratiquées dans la tête sur une dizaine de centimètres, lésant le cerveau après avoir saccagé le nerf optique ; mais elles ne recelaient aucun corps étranger.

— Voyons, Excellence, comment une telle chose serait-elle possible ici ? Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là de racontars de gens soucieux de mettre du merveilleux sur cette sorte de régicide, ou plutôt de sultanicide ?

— Pas du tout, cher cartésien de Français, sourit mon protecteur, je tiens la chose de l’ambassadeur de Suisse qui a parlé avec le médecin ayant examiné Sa Majesté. Le praticien en question est professeur à la faculté de médecine de Zurich. Cousin de mon confrère helvétique, en vacances à Java, il avait accompagné celui-ci à cette manifestation exceptionnelle. Lorsque Bézaphon s’est écroulé, il a eu le réflexe médical et s’est précipité sur lui. Il s’agit d’un homme âgé, d’une grande autorité, qui a participé activement aux premiers examens et c’est lui qui a sondé les blessures.

Je hoche la tête.

— Bon, alors, perforation au laser ? soupiré-je.

— Il s’agit d’une supposition un peu dérivée des bandes dessinées actuelles, convient Delagrosse. Elle essaie de répondre à cette question : Comment peut-on crever les yeux d’un homme à distance sans employer un matériau quelconque ?

— Oui, évidemment…

Une grande animation règne dans les rues. Le peuple traumatisé par l’événement n’en finit pas de commenter l’incroyable assassinat. Ça crée une énorme houle ; une rumeur creuse, infinie comme le bruit de la mer.

— Voulez-vous que nous retournions sur la place du couronnement, San-Antonio ? Supposez que votre ami vous y attende ?

Tiens, il a raison Totor, je n’avais pas envisagé cette éventualité.

— Volontiers, Excellence.

Et nous revoilà partis ! Ce qu’il faut se remuer le prose, dans la vie, c’est rien de le dire. « On s’use jusqu’à la trame à tourniquer dans la cage de notre destin », comme l’a écrit la reine Fabiola dans ses souvenirs de jeunesse intitulés « Timide et humide ». Et comme elle a bellement raison, la chère souveraine, si modeste sur son petit trône pliant. La mousse, c’est bien fini. C’est quand Pierre roule qu’il affure du grisbi, moi je te l’annonce !

L’esplanade est totalement déserte. Des soldats montent la garde devant le palais. Les drapeaux du sultanat sont en berne. Ils représentent une énorme courgette verte sur fond blanc avec, écrit en demi-cercle et en caractères dorés, cette fière devise des sultans de Kelbo Salo : « Foutlâ Dan Lkuou L’Kong ».

Malgré la brièveté de la fête saccagée, une infinité de papiers jonchent le sol. Le vent du crépuscule joue avec eux, les transformant en une horde de rats qui galopent dans une direction, puis obliquent vers une autre dans un murmure de branchages agités[15].

Nous opérons lentement le tour de la vaste place, mais il n’y a pas davantage de Jérémie ici que de beurre dans la calotte glaciaire dont les pôles protègent leur calvitie.

— Une mesure pour rien, soupire Victor Dela-grosse.

Et puis mézigue, mettant M. Blanc en « mémoire » pour me consacrer à l’enquête, de m’écrier :

— Voulez-vous m’arrêter devant le temple, Excel-lence, et m’attendre cinq minutes ?

Il souscrit à ma requêquette. Nous descendons de la Renault 25. Lui pour allumer une cousue, moi pour m’élancer dans l’escalier.

Je me respire les trente-huit marches du premier palier en six secondes deux. Sans ralentir et bien que la seconde volée soit plus abrupte, je me hisse jusqu’à la plate-forme suivante. Là, le guignol me manquant, je m’octroie un très court répit que j’aprofite pour mater le panorama. Superbe ! Le palais brille dans le couchant. Loin, derrière, l’horizon indigo passe majestueusement au violet sombre. Allez, l’Antoine, du nerf ! En route pour le troisième niveau. Les degrés se font de plus en plus étroits et de plus en plus verticaux. Je continue stoïquement, me réservant de respirer à tête reposée plus tard.

Une fois atteinte la petite plate-forme qui circularise autour de la grosse cloche de pierre, j’ai la poitrine en feu. Mon pote l’ambassadeur est tout mignard, en bas. Pas plus gros qu’un bouchon de champagne. Bon, alors ça se présente comme suit. Ce que j’appelle une cloche (parce que c’en a la forme) est, en réalité, une espèce de petit temple au sommet du grand. Tu te respires encore quatre marches, des saillies plus exactement, t’enjambes un parapet haut d’une cinquantaine de centimètres. Dedans, cela forme comme une cage à zoiseaux ronde, au milieu de laquelle un énorme bouddha boudiné est assis en tailleur. Il tend sa main droite en direction du palais et, de la gauche, se tient les couilles. Des profanes infâmes et insanes l’ont, bien entendu couvert de graffitis. Une main, que je devine aubervillienne, a écrit : « Y ressemb à Carlos, hein Rirette ? »

Le reste de jour s’attarde au sommet de l’édifice. Le brave bouddha jette un regard désenchanté sur le sultanat endeuillé. Note qu’il en a vu d’autres, l’ami ! Les hommes et leurs turpitudes, faut pas lui en conter !

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15

Cette phrase, d’une grande puissance évocatrice, a valu à son auteur un paquet de Bonux lors de la remise des prix décernés par l’Académie française.