— Toujours aussi sublime dans tes tirades, Gros, apprécié-je. Un talent comme le tien ferait le bonheur du Théâtre français.
Le ton change, l’intelligibilité s’opère car il vient d’avaler son chargement de tripes d’une glottée de boa. Le roi boa !
— Mince, c’est toi, l’grand ! J’ai trouvé ton message dont tu m’avais laissé su’ mon répondreur ; j’en ai eu les larmes aux cieux. T’es rentré de Donésie ?
— Pas encore.
— Et on peut causer d’si loin ?
— J’parle fort !
— Faut qu’j’pousse ma sono, moi z’aussi ?
— Non, c’est parfait.
— Ton mâchuré est toujours av’c toi ?
— Il a disparu.
— Bon débarras !
— Ne parle pas comme ça, Gros : je crains pour sa vie.
— Pas moi !
Il est des haines irréductibles et le mieux est d’éluder la question.
— J’ai besoin de toi, Gros.
— J’arrive ! Y a un train à quelle heure ?
— Non, c’est de Paris que tu peux m’aider.
— Bon, tant pis, j’s’rais bien été te filer un coup d’paluche dans ton coinceteau perdu. J’sus pas un ses-dents-en-terre, moi. La bougeotte m’empare au bout d’quéqu’ mois de Franchouille. Berthe ! J’te guigne, t’sais ! Tu viens de reprendre une cuillérerée d’tripes, espèce d’pute ! Si la converse avec Sana dure cinq minutes, j’fais ballon de rab, moi, c’est couru ! Comment t’est-ce tu peux engranger c’te bouffaille, saucisse ! Ell’ va me balancer des louises tout’ la noye ! Et des pas sympas, j’prévois. Ecoute, grand, dis-moi vite et rapid’ment ce dont tu veux, biscotte j’ai un problo grave avec ma Baleine.
— Cela concerne Lassale-Lathuile, mec.
— Comme par hasard !
— J’aimerais que tu fasses quelques vérifications quant à son emploi du temps de la semaine dernière.
— C’est fait.
Il me scie, le Mammouth.
— Comment cela, Tarte molle ?
— Tu croives qu’j’reste les deux pets dans l’même sabot, hé, Lajoie ? Que sitôt vot’ départ, toi et ton nègre de merde, j’ai voulu n’avoir l’cœur net de ces bracadabrances. Alors j’m’aye att’lé à la tâche, sans en causer au Vieux ni à qui que ce soit.
— Et alors ?
— C’est longuet, t’n’voudrais pas m’rappeler plus tard, j’sus en brise bise av’c ma morue, dont si je régu’ pas c’t’affaire tout d’sute, j’vais être fait aux pattes pour une question importante.
— Ecoute, Gros, laisse-la finir les tripes, tu iras en bouffer à mes frais chez le père Finfin, je passerai payer en rentrant ; mais ça urge et je me trouve à des milliers de bornes de Paris. Alors, accouche !
Dompté, le fauve des bistrots rengracie.
— Tu sais, Finfin n’fait pas des tripes tous les jours, j’croive même qu’il les affiche s’l’ment l’vendredi parce que c’est jour maigre ; mais enfin, bon : je prendrai des andouillettes. Alors voilà.
Il parle.
J’écoute.
Et quand il se tait, moi je mouille. Tu ne veux pas me croire ? Tiens, goûte !
L’étrave du ferry fend les eaux d’un bleu profond du Pacifique. Accoudé au bastingage, près de Mme Mombauc-Surtabe, je suis distraitement le mouvement des vagues se courant après dans la somptueuse lumière du soleil sans jamais se rattraper. Je pense. A ce que m’a appris Béru. A mes trouvailles du temple. A la disparition de mon pauvre Jérémie… Et puis un hymne de reconnaissance retentit dans mon cœur, en l’honneur de notre ambassadeur, cet être d’élite, si efficace, si chaleureux et si discret aussi.
Il ne m’a pas questionné. Et comme je n’avais pas envie de parler, je ne lui ai rien dit. Ce qui est fou de ma part car, si le Suey Sing Tong me carbonise dans les heures qui viennent, la vérité sera à tout jamais ignorée des autorités et aussi de toi qui, pourtant, as payé ce book ! Mais un certain fétichisme m’a incité à me taire. La démarche mentale est la suivante : « Détenteur d’un secret carabiné, je n’ai pas le droit de mourir avec. Donc, il faut que je vive pour le préserver. Tu piges ? » On est mal fagotés du bulbe, les hommes. On se complique tout : la vie, la mort, l’amour.
— Comme vous semblez loin, commissaire ! remarque ma charmante voisine de coude.
Je réagis, lui souris. Elle est radieuse, pétillante. Beau produit de notre terroir ! Cette nuit, Victor l’a limée à mort et les plaintes que lui arrachait l’amour ressemblaient à de la musique sensorielle : celle qui te file le tricotin pour plusieurs jours. J’ai mal dormi avec mon mât de misère dressé sous ma roupane. De l’avoir près de moi, maintenant, continue de m’astiquer le mandrin.
C’est pas une ravelure, la mère ! Putain, ce châssis ! Je la clouerais bien au sommier de tortures, seulement j’ai trop le sens de l’honneur et, plus fort encore, celui de la reconnaissance. Tu me vois calcer cette superbe, alors qu’elle agrémente les nuits de Son Excellence ! Mais j’oserais pas me regarder dans une glace et je devrais me raser devant une brosse à cheveux.
— Je récapitule les données de ma petite affaire, réponds-je.
Elle est un peu au courant car, la veille au soir, je l’ai expédiée discrètement à l’hôtel des Lassale-Lathuile pour mater leur comportement ; seulement ils n’y étaient plus, ayant paraît-il reçu de mauvaises nouvelles qui les contraignirent de quitter Kelbo Salo tôt le matin, bien avant les funestes cérémonies !
Devant nous, au loin, des falaises couronnées de palmiers. Bali ! Nous approchons. L’air a une douceur de chatte bien entretenue : on le lécherait s’il avait davantage de consistance.
— Il doit être merveilleux de venir ici en voyage d’amour, fais-je, la voix ailleurs. J’éprouve de la honte à y aborder en fuyard, simplement pour y prendre un avion, le plus discrètement possible.
Sa main rampe sur la rambarde vernie jusqu’à la mienne et s’en saisit.
— Vous y reviendrez plus tard, essaie-t-elle de me consoler.
Elle ajoute :
— D’ailleurs, votre vol pour Singapour n’est programmé que pour demain soir…
La phrase est sibylline et les points suspensifs qui la terminent ouvrent la porte des rêves troubles.
« Tiens-toi à la rampe, Tonio ! Ne succombe pas comme un pleutre à la sordide tentation. »
J’imite un éternuement pour avoir prétexte à récupérer ma pogne.
Le Bali Verne Palace est bâti en bordure de mer. Caserne de luxe composée de multiples bâtiments. Flore tropicale. Piscine immense (la plus grande d’Asie, prétend le dépliant). Quatre restaurants, dont un presque valable. Night-club, tennis, galerie marchande… Le luxe tel que l’imagine le directeur d’une maison de commerce de Pithiviers ou de Vaison-la-Romaine.
Tout comme au Hilton de Djakarta, un orchestre (si j’ose appeler ainsi les cacophoniques’ brothers en exercice devant leurs cloches et leurs courgettes évidées) sévit dans l’immense hall d’entrée. Cette musique te porte aux nerfs et aux tympans. T’as envie, soit de te sauver, soit de virguler des baquets d’eau bouillante dans la frite des musicos à tronches musée-grévines.
— Faites-vous discret, recommande Ninette, je m’occupe d’annoncer notre venue.
Sachant qu’elle a raison, je vais me dissimuler dans un renfoncement où se tient la boutique du photographe de l’hôtel. Minuscule : six mètres carrés à tout caser. Des rayonnages en croisillons où sont accumoncelées les pellicules vierges. Une banque de rotin avec un Chinois derrière qui tient le commerce. A l’extérieur, l’est un panneau amovible, qu’il rentre à la fermeture de son échoppe, sur lequel se trouvent punaisées des photos des clients en train de prendre leur gros panard au Bali Verne Palace. T’as les naïades irisées de la piscaille, les bâfreurs du restau indonésien, portant une orchidée sur l’oreille et les nichons d’une « hôtesse » sur l’épaule. T’as les cracks de la raquette en train de smasher (sur les pieds) et puis t’as les drilles très joyces de la boîte de nuit, avec des serpentins autour du cou. En attendant le retour de la chère médème Mombauc-Surtabe, je suis les gestes harmonieux de la mignonne petite vendeuse occupée à changer les photos, car le clille est de passage, il ne sédente jamais longtemps et faut toujours amorcer les nouveaux.