Et brusquement (comme je me plais souvent à adverber), mon envol superbe de martinet gavé d’azur a des ratés.
J’avise un spectacle singulier : celui de deux hommes en blouse blanche coltinant une civière. Ils empruntent le jardin pour ne pas être trop remarqués. Les hôteliers sont des gens pudiques qui cachent la maladie et la mort de leurs clients comme un chien les os qu’il entend consommer plus tard.
Les brancardiers rasent les murs et marchent sur les pelouses bien ratissées. L’homme qu’ils coltinent a un bras qui pend du brancard. Or ce bras est noir !
Mon sang n’écoutant que mon courage à deux mains, ne fait qu’un tour. Je largue ma frénétique Henriette pour sauter par la baie dans le jardin et courir jusqu’aux infirmiers, tout en refoulant Coquette dans ses appartements. Ma survenance les contriste et ils pressent le pas. Mais leur lourde charge ne s’accommode pas d’une course à pied. En huit enjambées grand format je les ai rejoints, ce qui me permet de découvrir ce à quoi je m’attendais : Jérémie !
Il gît sur le brancard, pâle sous sa négritude. Le regard clos, la bouche ouverte.
— Il est mort ? demandé-je à ses porteurs.
— Pas encore, me répondent-ils avec optimisme.
— Que lui est-il arrivé ?
— Probablement une crise cardiaque, émet le brancardier de tête.
Je coule d’autorité ma main sur la poitrine de M. Blanc. Le cœur bat, très lentement et de façon irrégulière.
— Il y a un hôpital ici ?
— A Denpasar.
J’imagine l’hosto en question ! Les hauts lieux touristiques sont rarement équipés médicalement. On y embellit les vacances sans se préoccuper de la mort. Les gens s’y pressent pour le plaisir, non pour la souffrance, et quand, d’aventure, un quidam gît sur le carreau, c’est tant pis pour sa pomme ! Malheur à ceux qui restent en route !
— Vous êtes docteur ? demande le brancardier de queue.
— En lettres.
Ça leur suffit pour me plonger dans l’océan de leur mépris et ils poursuivent leur chemin.
Quand je reviens à la chambre, Ninette est en train de s’oindre le mollusque farceur à la pâmade de phalanges. Très ravissant spectacle, toujours émouvant mais que, vu les circonstances, je n’ai guère le cœur à apprécier. Sitôt qu’elle s’est exorcisé l’intime, je la rencarde à propos du drame et lui demande de foncer à l’hosto pour qu’on tente l’impossible sur Jérémie. Qu’elle excipe de ses fonctions diplomatiques afin de veiller au salut (s’il est possible) d’un ressortissant français.
Une jouisseuse, certes, Ninette, mais néanmoins une femme d’action ! La voilà reculottée, jupabaissée, déterminée ! Elle part pour la croisade de la dernière chance.
Et moi, pauvre créature démunie, flic à la con, paumé dans les méandres d’une sinistre aventure, je cache mon visage dans mes mains implorantes en réclamant au Seigneur le salut de mon pote. Je porte la complète responsabilité de ce qui lui arrive, l’ayant entraîné à la légère dans ces contrées néfastes, lui, un père de famille nombreuse ! Lui, l’époux d’une femme admirable ! Il n’est pas possible que le Suey Sing Tong l’ait fabriqué ! Non, non ! Je regimbe !
Et pour commencer, j’appelle Paris afin de fournir au Dabe un rapport circonstancié des événements. La vérité vraie doit être connue ! Toute la vérité ! Je ne puis emporter ce secret dans la tombe.
LABEL DU SEIGNEUR
Un couple de Balinais en uniforme jaune achève de faire le ménage chez les Lassale-Lathuile au moment où je m’y pointe (d’asperge). Gens d’une extrême gentillesse, ils m’abreuvent de joyeux « bonjour », sans même se demander ce que je viens branler dans cet appartement qui n’est pas le mien. Mais ils ne sont pas taraudés par ce genre de questions, d’autant que, d’emblée, je leur attrique un bouquet de dix pions uéssiens.
Le local est identique à celui que je partage avec Henriette. Le couple d’employés doit, en fin de compte, me prendre pour l’occupant de la chambre, car le gars me montre qu’il vient de changer le papier chiotte, la corbeille de fruits et de placer des chocolats sur les deux tables de chevet.
Il me gazouille dans son langage d’oiseau-homme :
— Vous n’avez pas dormi à l’hôtel, Sir ?
— Pourquoi me demandez-nous cela ?
Il désigne le plumard :
— Le lit n’était pas défait.
Voilà qui est intéressant.
— Non, je dis, je n’ai pas dormi ici.
Et je ne précise pas davantage car il se fout tellement de ce que j’ai fait de ma nuit que t’aurais le temps de confectionner un pot-au-feu avant que le sujet commence à titiller son attention.
Les deux larbins repartent à reculons, en récitant leurs sincères remerciements auxquels ils ajoutent l’expression de leur considération distinguée.
Après leur départ, j’explore les armoires : pas une fringue ! Deux valises subsistent sur la table à claire-voie chargée de les héberger, mais elles sont strictement vides.
Moi qui possède une caméra électronique à la place du regard, je peux t’assurer qu’il ne s’agit plus des valdingues que j’ai aperçues à Djakarta. Là-bas, Lucien et sa radasse possédaient des bagages de marque, tandis que là, il s’agit de tristes valoches de bazar.
M’est avis que mon pauvre Jérémie s’est laissé fabriquer dans les grandes largeurs. Il a filé mon surprenant contrôleur depuis la place du couronnement et s’est arrangé pour l’escorter jusqu’à Bali. Seulement il s’est fait repérer.
Hier soir, Lassale-Lathuile et sa donzelle sont allés dans le nitclub. Quand ils sont rentrés, M. Blanc a été persuadé qu’ils allaient se zoner et que la journée était finie. Il a donc gagné sa propre chambre et s’est couché. Les deux autres en ont profité pour déménager à la cloche de bois. Comment se sont-ils procuré des valises vides pour servir de trompe-l’œil ? Sans doute jouissent-ils de complicités à Bali ? Le Suey Sing Tong a neutralisé mon poteau noir pendant son sommeil, ce qui explique qu’il n’ait pas répondu à mon appel, tout à l’heure. C’est en venant faire la chambre que les domestiques du Bali Verne Palace l’ont découvert inanimé et ont donné l’alerte.
Où sont-ils maintenant, les maudits amants ? Envolés vers d’autres cieux ? Je furète dans l’appartement, sans but et sans espoir. Ils l’ont à peine occupé, n’y ont pas dormi et, de surcroît, le ménage vient d’être fait ! Par acquisition de conscience (comme dit le Gravos), je traîne mon pif un peu partout, en pure perte. Ils n’ont pratiquement fait qu’entrer et sortir de cet appartement…
Je guerre lasse sans me décider à m’évacuer. Une chose que j’ai remarquée au cours de ma puissante carrière, c’est que les lieux parlent toujours des gens qui les ont occupés, fût-ce brièvement. L’homme imprègne son milieu, je dirais plutôt qu’il le pollue.
Voilà que je me love dans un fauteuil, les jambes repliées, dans la position d’une jeune fille pubère relisant pour la cent quinzième fois la lettre de son amoureux. J’évoque Lassale-Lathuile, lors de mes visites à son redoutable bureau fiscal. Je plaidais pour mes notes de frais, l’enfant que j’ai à charge, m’man qui ne touche qu’une ridicule et symbolique pension de veuve. Il m’écoutait, l’œil froid, son siège déjà fait. Un visage très pâle, marqué de plaques rousses. Ses yeux sont d’un drôle de gris métallisé, au Lucien. Maintenant que je sais ce que je sais (et que je te révélerai peut-être plus tard, si t’es pas trop chiant), je comprends combien une telle bouille convient à cet individu. Un type tout en acier trempé ! Insensible ! Il hait l’humanité entière, jusqu’à lui-même, je parierais. Une absence d’âme qui le rend impitoyable à tout. Une mécanique de haute précision, tu vois ?