La crémation annoncée par la mystérieuse voix féminine au pseudo-Billy dont je tenais le rôle au pied levé, va avoir lieu dans vingt minutes. Comme nous étions en avance, Henriette m’a montré le temple Polotour de Sâli-Sang, parce que, justement, c’est la fête religieuse du Nantankungong.
Elle se met au volant de sa petite chignole de louage et nous allons attendre la cérémonie crémateuse sur l’esplanade y affectée. On se gare sous des eucalyptus poussiéreux, dans un coin du terre-plein. Il fait doux, le soleil brille et ma braguette chante sa joie de vivre. Deux bûchers sont dressés.
— Ils font philippine ? demandé-je.
— Oui, sourit ma conquête. Le mari et la femme sont morts dans un accident de mobylette, selon ce que j’ai appris.
Sa main caresse ma cuisse. On dirait que ses avaries de réchaud sont réparées et qu’elle se trouve de nouveau opérationnelle, la jolie chérie. Je sens, aux effluves qui partent d’elle, combien elle regnanate du frifri. Avant notre envol de l’aprème, Jérémie et moi, faudra que je lui ménage une séance d’adieu, Henriette.
Une bouillave langoureuse, je pressens. A la nostalgique, côte à côte dans le pucier. Juste je lui tiendrai, une jambe levée, pas qu’elle fatigue trop.
Tout ça après la préface habituelle, œuf corse. Le petit compliment débité à bout portant sur le bistougnet. Je la planterai nonchalamment en lui récitant des pages entières de mon adaptation personnelle de Gamiani. J’irai d’une allure primesautière, sans forcer la cadence. Valse anglaise, tu vois ? Pas du tout la harde sauvage. Je ferai jouer les violons. Hier, c’était du Wagner ; today, ce sera du Chopin. Pratiquer l’alternance, comme en présidence de République. Un septennat t’as François Mitterrand, le septennat d’ensuite, t’as Mitterrand François, tandis que Double-patte et Patachon s’en vont vendre des moules dans leurs circoncisions (comme dit Bérurier-le-puissant).
Elle soupire, en tirant sur la sonnette d’alarme de ma fermeture Eclair :
— Pourquoi tiens-tu tellement à voir cette crémation, Antoine ? Par curiosité ?
— Point tant, réponds-je. Tu sais, sur le chapitre des émotions fortes, j’ai déjà donné. Mais il y avait comme de l’ironie dans le ton de la fille au téléphone, quand elle a prévenu son copain Billy que celle-là allait avoir lieu.
— Et tu en conclus quoi ?
— Rien, sinon que je ne dois pas la rater.
Elle a glissé sa main preste dans l’encolure de mon slip pour un brin de causette avec Nestor. Où tu constates la gonzesse expérimentée, c’est la manière qu’elle le chope par le cou avec un mouvement de pas de vis (et non pas de vice). Toujours à dispose, Matéose ! Il a droit à un petit bisou affectueux qui le pavane à bloc.
Sans doute pousserait-elle plus loin sa manœuvre si une musique n’éclatait à cet instant au cœur du village. Cloches et tambours, comme partout ! Bach aurait vécu ici, il se zinguait recta.
— Les voilà ! fait-elle, bien qu’on ne doive pas parler la bouche pleine.
Je remets Coquette à la niche, par décence. J’ai rien de morbide et je suis pas le genre d’auteur à se faire tailler un calumet devant des cadavres, Dieu merci beaucoup !
Maintenant, faut que je vais te décrire les bûchers. Ils sont placés côte à côte, à environ trois mètres dix de distance. Chacun se compose de deux espèces de palissades faites de troncs de bananiers (ceux-ci ne brûlent pas et retiennent les braises). Entre cette double palissade sont accumulés des fagots sur une hauteur d’environ deux mètres. Le bûcher est surmonté d’un dais de papier aux couleurs « flamboyantes », si tu me permets l’expression, vu la circonstance. Quatre autres troncs de bananiers le soutiennent. A l’extrémité de l’un des bûchers, un trépied supporte une espèce de lance-flammes en tôle servant d’embout à un tuyau de caoutchouc qui serpente sur la terre galeuse jusqu’à un baril rouillé juché sur un praticable. Tu mords le topo, Toto ?
Alors ne me reste plus qu’à laisser arriver le cortège et, justement, le voilà qui débouche. En tête marchent les musiciens, coiffés d’étranges bonnets orangés. Tout de suite derrière viennent les catafalques mortuaires, joyeux, pimpants, portés à dos d’homme par les costauds du patelin. Ils sont garnis de guirlandes jaunes et rouges, d’étoffes chamarrées. Des offrandes sont accrochées tout autour du dais : des poulets vivants pendus par les pattes, des fruits, des fleurs, des couronnes de papier. Le prêtre marche à côté, poussant son Solex du retour. Il est en jean et porte un T-shirt aux armes de Coca-Cola et un bonnet-turban cradoche. La foule suit en bavassant. Rien de triste dans cette cérémonie funèbre.
La compagnie se déploie sur l’esplanade ; les porteurs exécutent trois tours des bûchers, tandis que le rythme de la musique s’amplifie à devenir insoutenable. Et puis les catafalques stoppent chacun devant le bûcher dévolu au client qu’ils amènent. Des hommes les escaladent et dégagent les étoffes recouvrant les défunts. Ils se saisissent alors des corps enveloppés dans un linceul blanc, raides et étroits car, en fin de compte, la mort est menue et, ce con de duc de Guise excepté, un homme paraît encore plus foutriquet lorsqu’il a trépassé que quand il est vivant.
On coltine chaque macchabe sur un bûcher et commence une série de rites bizarroïdes consistant à asperger de parfum les dépouilles, à les parsemer de fleurs, à leur délivrer de touchants présents : les derniers.
Juché sur un bout d’échelle, le prêtre vient faire l’ultime toilette des morts. Il commence par le corps de l’homme dont il écarte le suaire. Il verse de l’eau bénite (ou assimilé). La sempiternelle musique continue de retentir à t’en scier les nerfs. Par instants, elle semble faiblir, mais une phase du rituel la relance et elle repart dans l’insoutenable.
— Curieux, non ? murmure Henriette.
— Descends de la voiture, chérie, et va repérer dans la foule les assistants étrangers au pays, en particulier les Blancs, ordonné-je.
Docile, l’étrangleuse de pafs quitte la tire et se fond dans la populace.
Je continue de mater le déroulement des opérations. Maintenant, on en a terminé avec l’homme et on s’occupe de l’épouse. Le cérémonial est identique. Et pourtant, à un moment donné, voilà que ton faramineux Santonio (et je pèse mes termes) ouvre sa bouche grand comme l’entrée du tunnel sous la Manche (côté anglais). Je profite de ce qu’elle bée pour sourire avant de la refermer, comme l’écrivait M. Maurice Schumann dans son livre.
Laissant là toute prudence, je me dévoiture à mon tour. Moi, y en a chien de chasse, que veux-tu ! Je ne peux résister à l’appel de mon dur métier, en comparaison duquel celui d’écailler est de tout repos, malgré le maniement du redoutable couteau à huîtres qu’il implique.
Hardiment, je fends la foule afin de me porter au premier rang et voir le « spectacle » de plus près.
Ayant ardemment regardé, je me prends en tête à tête pour une conférence intime. L’une des plus importantes que j’aie eue à tenir depuis que je trimbale une carte barrée de tricolore contre mon cœur.
Dois-je, ou ne dois-je-t-il pas ?
Faut-il ou ne fauché-je point ?
Cruelle indécision.
J’écoute, dans la coquille creuse de ma mémoire, la voix du Vieux, hier, au bigophone, quand il me disait :
« — Pas de vagues, mon petit. Il vaudrait mieux solutionner cela d’une manière radicale mais discrète, si je me fais bien comprendre ? Une telle affaire, si elle éclatait au grand jour, ferait trop de bruit. C’est la France qui en pâtirait, Antoine, vous le comprenez bien, n’est-ce pas ? »