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Nous voici en bout d’esplanade. J’avise une Range Rover couleur caramel métallisé, qui étincelle au soleil. Et puis j’entends presque simultanément, un choc, un cri, un bruit d’éboulement. Je me retourne : mon agresseuse est au tapis, gigotant comme une nasse pleine de langoustes fraîchement pêchées. Henriette, effarée, la regarde, balançant au bout de son bras la grosse pierre dont elle vient de se servir pour estourbir la radasse du Suey Sing Tong.

— Vous êtes la plus exquise des compagnes, Ninette, soupiré-je en ramassant l’arme toute bêtasse qui gît dans la poussière.

Tu dirais un bull-dog stylisé, ce revolver.

— Je crois que cette jeune femme vient d’être frappée d’insolation, déclaré-je. Conduisons-la jusqu’à notre voiture, chérie, en la soutenant chacun par un bras.

Nous regagnons la tire à petits pas. Personne ne s’occupe de nous. Là-bas, sur son bûcher, Lassale-Lathuile flambe comme un mannequin bourré de paille. L’un de ses bras noirci pend sinistrement hors du bûcher et un gazier des pompes funèbres balinaises le refoule dans le brasier avec l’extrémité d’un petit tronc de bananier. Dantesque ! Quelle étonnante fin pour un contrôleur du fisc !

LA ROUSSE ILLUSTRÉE

Ma question la laisse peu de temps perplexe, Henriette. J’ai rarement vu une gonzesse aussi délurée. Pour la prendre au dépourvu, celle-là, il faudrait commencer par la faire macérer dans un baril de ciment frais, et encore cette maligne réussirait à renverser le tonneau et à se laisser rouler jusqu’à son adversaire pour le télescoper ! Y a des frangines, comme elle, pas beaucoup mais j’en connais. Des qu’ont jamais froid aux châsses et qui font joujou avec l’adversité.

Elle murmure, songeuse :

— Si vous voulez vraiment un endroit tranquille, il n’y a que la nature, fait-elle. Je nous vois mal regagner l’hôtel avec cette fille. Et vous n’y seriez pas à votre aise pour l’interroger. Je connais un endroit désolé : la forêt de Zobpandan, qui entoure le petit lac de Papamankul. Hormis des singes en liberté, on y rencontre peu de monde.

— C’est loin ?

— Rien n’est très loin dans une petite île, pertinance-t-elle en se mettant au volant.

Pour mon humble part, je m’installe à l’arrière avec la rouquine. Je ne sais pas si ça vient de la chaleur, mais elle coucougnousse vachement de l’épiderme, cette morue ! Elle n’est pas arrivée à bons pores, médème ! Charogne, cette fouettaison ! J’en biche plein les naseaux. Ça me rappelle une ménagerie que j’ai beaucoup aimée. Moi qui déteste les parfums, je rêve de prendre un bain dans une piscine emplie de 5 de Chanel. Ça me morose les trous de nez. L’olfactif, tu sais la place prépondéreuse qu’il tient dans ma vie sensorielle ? Incapable de briffer des venaisons, je suis. Non plus que du Munster. Je franchis jamais la limite du Saint-Marcellin à cœur. (Que c’est notre pire point commun, à François Mitterrand et à moi, il me l’a dit : le Saint-Marcellin. Ses paroles textuelles c’est : Il n’y a que deux produits remarquables dans le Dauphiné : le Saint-Marcellin et vous !).

Elle s’est récupérée, la parfumeuse. Les gnons à la calebasse, c’est ou bien mortel, ou bien peu de chose. Che-min roulant, je songe que je ne l’ai pas fouillée et qu’avec une souris appartenant au Suey Sing Tong, c’est là une lacune qui ferait chier un Vénitien. Alors je la palpe en conservant le groin du revolver braqué sur son estomac.

— Bien entendu, vous ne tentez rien d’héroïque, lui conseillé-je, ça allongerait la liste du nécrologue. On en est à la demi-douzaine de boy-scouts à vous tombés au champ d’horreur, et j’aimerais rester sur ce compte rond.

Elle schlingue si fort que, rien que de palper ses hardes, mes doigts se mettent à puer la rouquasse. Ayant contrôlé son devant (les roberts se portent bien, et sans monte-charge, merci), je l’invite à se mettre à genoux sur la banquette. Dans la malle arrière de son pantalon blanc, je déniche une chose que les dames de bonne compagnie trimbalent rarement sur elles : une paire de menottes et un couteau de modeste dimension logé dans une gaine de cuir. Probable qu’il est empoisonné, lui aussi, d’où cette précaution ?

Je pourrais écrire un manuel sur les multiples utilisations d’une paire de menottes. Je crois avoir tout essayé comme combinaisons. Alors, tu sais quoi, dans l’eau cul rance présente ? comme dit le Mastar. Je lui emprisonne une cheville et un poignet, et ça, côté inconfort, c’est breveté S.G.D.G. Voilà donc la pauvrette penchée sur la banquette avant, se cognant le front à chaque cahot et bouillonnant si intensément de rage que ça stimule ses effluves de putois.

Henriette, magistrale, drive comme une championne de rallye, que tu croirais Mlle Mouton dans ses œuvres. Elle emprunte des routes de plus en plus étroites et, bientôt, nous roulons sur des chemins ravinés qui s’enfoncent dans une nature à la Paul and Virginie, aux senteurs végétales. On longe des rivières tumultueuses, des arbres géants, des fleurs de sous-bois mystérieuses. Ça bucole à fond la caisse. On s’arrêterait ici pour y bâtir la hutte dont je t’ai dit rêver depuis des millénaires et on tirerait des coups fumants sur la mousse fraîche. On boufferait des baies (en regardant la baie par la baie, où passe un cheval bai tirant un bébé qui bée).

La chignole montagnerusse de plus en plus. Le chemin devient sentier, le sentier sente, la sente plus rien du tout car nous sommes parvenus au bord de la rive sud du lac Papamankul. Une fois le moteur coupé, le ramage des oiseaux et le crépitement des insectes prennent possession de nos trompes d’Eustache. Un instant de féerie auditive ! C’est plus beau que le Concerto Branle-Bourgeois, plus harmonieux encore que les mâles accents de Michael Jackson. In-di-cible ! Point d’exclamation à la ligne.

Avec bonheur, je descends de la tire. Henriette en fait autant.

— N’est-ce pas un coin fabuleux ? fait-elle.

— Le paradis terrestre, admets-je, n’en étant plus à un cliché près dans ce putain de métier, tu penses !

Elle chuchote :

— Vous n’avez pas l’impression que cette femme rousse sent abominablement fort ?

— Non, réponds-je, j’en ai la certitude ; marchons un peu pour nous aérer les poumons.

— Mais elle ?

— Inoffensive.

On s’offre quelques pas et la môme, gagnée par l’enchantement du lieu, me saisit les sœurs Brontë. Délicate-ment, rassure-toi, car elle sait combien ces choses-là sont fragiles et la manière suave dont ils convient de les palper, tout comme les tomates mûres.

— Tu me produis un effet inouï, dit-elle. J’ai envie de toi en permanence.

— Il m’a semblé le comprendre, souris-je mâlement.

— Tu ne veux pas que nous…

— Si, mais après.

— Après quoi ?

— Il faut auparavant que je parle à la rouquine, mon cœur, car j’entends avoir l’esprit dégagé pour m’exprimer physiquement. On fait mal l’amour lorsqu’on est préoccupé.

— Alors fais vite, mon bel étalon, car j’ai le corps en feu.

En feu.

Pourquoi ces deux syllabes me font-elles penser à Arsène le morpion ? Je l’avais totalement occulté, cézigue. Me semble qu’il est en train de sonner à la porte de ma braguette. Ou mieux, qu’il me hèle dans le silence entier de mon subconscient. Arsène, le morpion morbide, le morpion mord bite. L’infernal petit pou annonciateur de mort. Je porte ma main à ma poche. Le revolver que j’y ai remisé après avoir menotté la donzelle ne s’y trouve plus. La salope me l’a chouravé proprement de sa main restée libre, mettant à profit les cahots du véhicule. Je ne perds pas un instant. Vran ! Je renverse Henriette dans les espèces de hautes fougères qui prolifèrent au bord du lac. Elle croit que j’ai changé d’idée et que c’est ma fougue sensuelle qui s’exprime. Se détrompe en entendant claquer des coups de feu. Quatre bastos cisaillent les plantes autour de nous. L’une — d’elles se loge même dans un fût moussu à quelques centimètres de ma tempe. Charognerie de femelle ! Comment qu’elle m’a eu ! Et moi, royal con, qui prenait mes aises à côté d’elle ! Moi qui, d’un ton suffisant, l’annonce « inoffensive ».