— Moi aussi, dit M. Blanc : il faut aller visiter l’appartement.
Pour ce genre d’équipée, tu disposes de deux méthodes. Soit tu te rends chez la concierge, soit tu agis en loucedé. C’est la seconde que nous choisissons. Nous pénétrons donc dans l’immeuble avec un maximum de discrétion, après nous être assurés que la cerbère (comme on dit puis pour éviter les répétitions) est à son fourneau, à se confectionner une ratatouille d’aubergines-tomates-courgettes qui fleure bon le thym et l’huile d’olive.
Second étage. Je sonne à la lourde des Lassale-Lathuile. Personne ne répond, ce que je préfère pour la suite des événements. Une fois de plus, mon petit sésame remplit son office et nous pénétrons dans l’appartement. Il est cossu, bourgeois, et l’on y trouve, mêlés, de l’ancien et du moderne avec discernement. En face de l’entrée, c’est le vaste living très clair puisque donnant sur la Seine, avec sa partie salle à manger. Les deux chambres sont situées sur la gauche et se trouvent desservies par une sorte de couloir-antichambre délicatement décoré. Je guide mes péones à celle des « maîtres », comme il est indiqué sur les descriptifs des agences immobilières. Une vive émotion m’étreint. J’entre le premier. Mon palpitant a une bougie qui ne donne plus ! Faudra sûrement changer la tête du delco pendant qu’on y sera.
A première vue, tout est en ordre. Le lit a été fait et une odeur de citronnelle, un peu chimique, flotte dans l’air. Je vais au rideau et le tiens tendu pour ôter momentanément les plis. Pas le plus petit trou ni la moindre brûlure par balle.
Je me penche sur le tapis, à droite du plumard, il est net que tu sauras jamais à quel point !
Bérurier s’assied, goguenard, sur un amour de petite chaise. Il tire d’une poche un morceau de gruyère plus ou moins moisi et feutré de particules diverses. Se met à le consommer voracement, non sans l’avoir essuyé sur son pantalon.
— Qui c’est-il qu’a vu juste ? fait-il, la bouche — comble.
Et d’ajouter aussitôt après sa première déglutition :
— C’est pas à un pro comme ta pomme qu’on va faire croire à l’élevage d’un cadavre plein de raisin sans laisser de trace, non ?
— Il y a bel et bien une échelle d’incendie, murmuré-je, je l’ai vue en arrivant.
— T’avais aussi bien pu la voir hier soir en venant grimper ta bourgeoise.
M. Blanc ôte le couvre-lit bleu. Puis il écarte la couverture ainsi que le drap de dessus.
— On a changé les draps, note-t-il.
— Tu parles d’un événement, gouaille Bérurier. Même ma Berthe change nos draps avant qu’on va partir en vacances ; sauf, évidemment, si un événement indépendant d’not’ volonté l’a am’née à les changer dans les trois mois qui précèdent ! J’m’ rappelle d’une diarrhée consécutante à des moules marinières qu’on avait bouffées chez Finfin. Elles avaient pas l’éclat du neuf, faut dire ! Pourtant, chez le père Finfin, la tortore est sérieuse généralement ; mais av’c les fruits d’mer on a des surprises ! Une chiasse, moi et Berthe ! En dormant ! Et tous les deux ! Là, y a pas à tergir le verset : faut changer les draps ! La connerie c’est qu’é les avait changés moins de six semaines plus tôt, la grosse ! Elle donne à laver. Pas à la laverie ; chez Mme Cudrefin, la concierge du 108. V’savez qu’elle voulait pas les prendre, nos draps de la fois en question, cette charognasse ? Elle rouscaillait comme quoi elle faisait laveuse et pas pompe à merde et qu’il fallait payer double. La Berthy lu a viré son clou avec péremptoirité. « Maâme Cudrefin, elle lui a rétorqué, si faut qu’on vous apporte à laver qu’du linge prop’, disez-le, et j’en f’rai part dans le quartier ! La daronne du coup, elle s’est vue au chômedu et elle a rengracié. Si tu vigiles pas, d’nos jours, même les vieux t’arnaquent !
Il en casse encore, d’abondance. Il a ses périodes disertes, Alexandre-Benoît. Des moments où il s’écoute, se charme, s’embaume ! Se lance dans des péroraisons nébuleuses, cite des exemples pernicieux, digresse en des dérapages plus ou moins contrôlés.
On a changé les draps ! Logique, en effet.
M. Blanc, qui me sent complètement à côté de mes lattes, souffre pour moi. Tu le verrais s’escrimer à quatre pattes, cherchant une tache de sang, aussi minuscule soit-elle ! Il utilise même une loupe, le biquet. De ces loupes en matière plastique qu’on distribue aux vieux miros, pas qu’ils lisent avec une canne blanche.
Bibendum se marre comme une chiée de bossus au cirque, pendant les clowns.
— Chère loque omelette ! pouffe-t-il ! Vise-le-moi-le, Sana ! Y s’prend pour Hercule Poireau-Delpech ! Un négro d’son patelin le voirait, y croyerait qu’il chasse l’scorpion !
Mais ses fines saillies ne m’amusent pas. Je me replonge dans le passé récent. J’étais allongé sur ce lit, foudroyé par la plus noble des dépenses physiques. Je rêvais d’Arsène, le morpion. Probable que Marie-Maud devait me grattouiller la tignasse sud, non ? Et puis ce cri, terrible et bref ! Je me réveille. Du sang ! Une large tache sur sa poitrine nue, légèrement au-dessous. Déjà, son regard s’éteignait.
J’ôte mes grolles et m’étends sur le pageot, m’appliquant à retrouver ma position du moment fatal, comme on dirait en basse littérature à prix fixe.
Jérémie qui a pigé ma reconstitution demande :
— Béru, sois gentil : allonge-toi sur le lit également, dans la position que va t’indiquer Antoine.
— C’est ben pour dire de faire du zèle ! bougonne le délicat poète (pardon : pouête !) ; ça grimpait cueillir des noix de coco au sommet des palétuviers, y a pas dix berges, et v’là que ça veut jouer les juges d’instruction !
Néanmoins il s’avachit à mon côté.
— Pose ta joue sur mon bas-ventre ! intimé-je.
— Et quoi encore ! Faut légalement t’faire une pipe ?
— Tiens-toi davantage en biais, les jambes hors du lit.
Il maugrée mais s’exécute (ce qui est préférable à se faire exécuter par quelqu’un d’autre, comme disait Landru).
M. Blanc va se placer sur le balcon, et nous contemple un instant dans cette pose abandonnée. Quand il rentre, il semble déconfit.
— Tu as dit que tu avais du sang sur la tempe ? me demande-t-il.
— Ma mère peut le confirmer.
— Tu t’es penché sur elle ?
— Non : sa mort était évidente.
— Si du sang a giclé de sa poitrine à ta joue, fatalement, il y en a eu ailleurs.
— Textuel ! s’écrie le Dodu ; nègre mais avec de la jugeote ! Or, y a du sang nulle part ! Ni sur le pieu, ni sur l’tapis ! D’là j’conclus qu’t’as rêvé et qu’l’duc de Bordeaux ressemb’ à mon cul comme deux gouttes d’eau ! Si on irait s’offrir une tortore pour t’remett’ de tes émotions, le grand ? Faut pas qu’tu vas rester su’ une mauvaise impression. Ce qui t’arrive, même des gens équilibrés comme moi l’ont connu. Tiens, je me rappelle d’un matin qu’on prenait l’café au lait, moi et Berthe. Juste comme j’finissais d’achever l’plat d’cassoulet, v’là que j’lu dis : « Alors, comme ça, ton onc’ Barnabé est mort ? Est-ce qu’il t’aurait pas fait une p’tite ligne sur son testament ? Il t’aimait beaucoup. » Berthy en reste comme deux flans de rond sur son assiettée de frites. « Mon onc’ Barnabé est mort ! elle s’écrie-t-elle. T’as pris ça où cela, Sandre ? » Moi, j’ hausse les épaules. « Débloque pas, grande fille, c’est ta cousine Elise qui nous a prévenus par téléphone hier, comme quoi il a tombé de son tracteur dont au sujet duquel une roue y a éclaté l’cigarillos ! »
« Ma pauv’ femme était siphonnée triple zéro. « Mais c’est des imagineries pures et simples, Sandre ! Tu perds la boule, ou quoi ? » Pour en avoir le cœur net, elle a lancé un coup de grelot chez son onc’ en Normandie qu’il est fermier. Et c’est lui, Barnabé, qu’a décroché. Lui aussi prenait son cafiaulait. Il avait un morceau de lard gros comme ma main dans la clape, ce qui l’empêchait pas d’esprimer. « Alors, gros boudin, qu’il lui a fait. Comment va ton grand cul plein de bites ! » Parce que c’est un blagueur, Barnabé. Le bon vivant, toujours l’mot pour rire. Faut dire qu’avec c’qu’y s’enfile comme calva, y peut êt’ optimiss ! Pour vous en r’venir à sa mort, j’l’avais rêvée d’fond en comb’ au cours d’la noye. S’l’ment au matin, j’voulais pas en démord’. N’empêche qu’il vit de plus en plus et marche su’ ses nonante ans, c’qu’est un bel âge pour son âge, non ? »