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Nicolas Beuglet

LE CRI

Roman

À mes trois amours, Caroline, Eva et Juliette.

Depuis et pour toujours.

« […] Mes amis s’éloignaient et,

seul, tremblant d’angoisse,

je pris conscience du grand cri infini de la nature. »

 Eduard Munch relatant l’instant
qui lui a inspiré son œuvre Le Cri.
La Revue Blanche, Tome IX, 1895.

– 1 –

Sarah claqua la porte derrière elle. Essoufflée par ses propres cris, elle demeura debout, sans bouger, reprenant sa respiration.

Le silence du couloir n’était plus troublé que par le bourdonnement étouffé d’une télévision encore allumée à cette heure avancée de la nuit.

Le cœur battant trop vite, elle chemina vers la cage d’escalier, lentement, certaine qu’il allait rouvrir la porte d’une seconde à l’autre, lui déclarer qu’il l’aimait et n’avait toujours aimé qu’elle, que cette tromperie était une erreur, une faiblesse qui ne se reproduirait plus jamais.

La minuterie automatique parvint à son terme et le couloir plongea dans l’obscurité. Elle se figea. Elle devait patienter encore quelques secondes, il finirait par sortir et, après des excuses balbutiantes qu’elle ferait mine de n’accepter qu’à moitié, tout redeviendrait comme avant.

Mais à l’inquiétude succéda l’angoisse. La porte de l’appartement restait close, le couloir aussi sombre que silencieux. Le visage effleuré par la tremblante lueur orangée de l’interrupteur, Sarah chercha l’appui d’un mur.

Il y a encore quelques minutes, elle s’appliquait à repeindre ce qui deviendrait un jour la chambre du bébé, espérant ainsi peser sur le cours du destin. Elle ne pouvait pas se trouver là, comme une victime hébétée d’un accident de la route.

Réfugiée dans la pénombre, elle patienta, s’imaginant qu’il craignait de la retrouver en colère et voulait attendre qu’elle se calme. Mais le rai de lumière qui jusque-là filtrait sous la porte de leur appartement disparut. Il ne sortirait plus.

Saisie d’un vertige, elle s’adossa à la paroi du couloir avant de trouver la force de faire quelques pas à l’aveugle vers l’escalier.

Au rez-de-chaussée, une brutale bourrasque de vent cogna contre les vitres de l’entrée de l’immeuble. Dehors, la neige tombait en oblique devant les halos blêmes des lampadaires.

Sarah inspira une grande goulée d’air, releva le col fourré de sa parka, essuya les larmes qui coulaient le long de ses joues parsemées de taches de rousseur.

Puis elle franchit le seuil. Le froid lui fouetta le sang et les mèches de ses cheveux fauves virevoltèrent devant son visage.

Le trottoir était recouvert d’une épaisse couche de neige et, au bout de la rue, une pelleteuse entamait son travail de déblayage de la chaussée en repoussant sur les côtés de la route des masses blanches formant une muraille de poudreuse. Oslo était entré dans l’hiver.

Derrière le rideau humide qui brouillait sa vision, Sarah chercha sa voiture et la devina quelques mètres plus loin. Un nuage de vapeur s’échappa de sa bouche et elle entreprit de se frayer un chemin jusqu’à son SUV. Ses pas malhabiles s’enfonçaient dans la neige fraîche jusqu’à ce que les flocons se tassent sous sa semelle et crissent.

Elle songea qu’à défaut de la rattraper pour lui demander pardon, Erik ne s’inquiétait même pas de savoir où elle irait en pleine nuit. Comme si, pour lui, ils étaient déjà devenus des étrangers, chacun menant sa vie de son côté. Comme si l’événement de ce soir n’avait été que l’accélérateur d’une rupture qu’il mûrissait depuis longtemps. Comment était-ce possible ? Après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble ?

Les souvenirs l’étranglèrent, lui coupant les jambes. Les dernières années de leur vie défilèrent dans sa tête. Le jour où on lui avait annoncé son infertilité dans cette salle aux murs blancs qui sentait l’éther, son effondrement, puis les paroles pleines d’espoir et de courage d’Erik, son mari, les premières prises de Clomid pour stimuler l’ovulation suivies des incontinences urinaires inavouables, la répétition des rapports sexuels programmés et sans désir jusqu’au dégoût, les lancinantes et paniquantes réunions familiales : « Alors, vous en êtes où avec le bébé ? » Au bout d’un an, toujours rien. Pas une once d’espoir. Les premiers doutes d’Erik qui s’entendent au ton de sa voix, le passage aux douloureuses piqûres de Gonalf, l’arrivée du deuxième enfant de sa sœur, la décision de passer à la FIV, l’atteinte à l’intimité qui devient de moins en moins acceptable, cette salle froide, exiguë, à 8 heures du matin, cuisses ouvertes, en attendant que son mari ait terminé de se masturber dans le cagibi d’à côté et que l’on vienne vous injecter sa semence sélectionnée à coups de seringue. Le nouvel espoir, la peur et de nouveau la déception. Les larmes. L’épuisement nerveux. La perte de sens de la vie. Ces conseils absurdes qui vous serinent que le stress et l’appréhension ont une influence négative sur la fécondation, comme on dit à un enfant terrorisé par un chien que les animaux flairent la peur et en profitent pour attaquer.

Et puis cette envie irrésistible de déballer les adorables bodys, les minuscules chaussons et les doudous qui prennent la poussière dans une chambre vide et inanimée. Et, par-dessus, la crainte de ne plus trouver la force de tout recommencer si, par malheur, le processus échouait.

Accroupie dans la neige, les mains croisées sur son ventre, Sarah laissait son corps s’engourdir, comme si la douleur mordante du froid pouvait anesthésier sa souffrance.

C’est alors qu’une mélodie électronique creva le silence nocturne.

Sarah releva soudainement son visage rougi par l’air gelé. L’espace d’une seconde, elle crut que c’était Erik qui la rappelait. Mais son fol espoir se brisa lorsqu’elle reconnut la sonnerie de son téléphone professionnel.

Elle considéra le téléphone et, pour la première fois de sa carrière, ne décrocha pas.

Elle se redressa, atteignit sa voiture et s’y engouffra, prête à démarrer pour se rendre chez sa sœur, avant que sa volonté ne lui fasse défaut et qu’elle se laisse engourdir par le froid jusqu’au sommeil.

Mais elle venait à peine d’enclencher le contact que son téléphone sonna de nouveau. S’ils insistaient, c’est que quelque chose de grave avait dû se passer. Mais que pouvait-il y avoir de plus grave que sa situation à elle ?

De nouveau, elle ignora l’appel. La sonnerie reprit de plus belle.

Sarah appuya ses avant-bras sur le volant. Une succession de décisions contradictoires défilèrent dans sa tête puis, les mains tremblantes d’émotion, la gorge encore nouée, elle décrocha.

— J’écoute.

L’effort qu’elle venait de fournir pour paraître normale avait été si intense qu’une nausée lui souleva le ventre. Elle se reposa sur l’appuie-tête en fermant les yeux.

— Inspectrice Geringën ?

La voix de l’homme était rapide et inquiète.

— Oui.

— Je suis l’officier Dorn, du district de Sagene. Désolé de vous déranger à une heure pareille, madame, et d’avoir insisté, mais… on a été appelés pour un décès, banal en apparence, mais, compte tenu de ce qu’on a trouvé sur place, je crois qu’on va avoir besoin de votre expertise.

Au départ, Sarah écouta l’officier d’une oreille distraite. La compréhension était d’autant plus pénible que l’officier lui paraissait troublé, presque confus.

— Où cela s’est-il passé, dites-vous ?