Sarah remercia l’officier Solberg et réfléchit vite.
Sans aucun doute, le maillon faible du groupe était le jeune gardien de nuit. On lui avait probablement fait comprendre qu’il avait commis une grave erreur en appelant la police prématurément et on avait dû lui dicter à la va-vite le récit à servir aux policiers. Il était certainement dans un sacré état de nerfs, en train de s’entraîner encore à faire le tri entre ce qu’il s’était réellement passé et la leçon qu’il allait devoir réciter. La probabilité qu’il craque était élevée.
Sarah entra sans frapper dans la troisième pièce. Un jeune homme de moins de trente ans était assis au milieu de la cellule, derrière une table en Formica. La tête prise entre les mains, il sursauta en voyant l’inspectrice entrer sans prévenir. Les cheveux courts ondulés, le visage hésitant entre l’adolescence et l’âge adulte, il l’envisagea avec appréhension.
— Nom, prénom, âge, déclara Sarah en prenant place en face de lui sur une chaise rouillée.
— Euh… Aymeric Grost, vingt-six ans.
— Je vous écoute.
— D’accord… Vous voulez que je vous parle de quoi en premier ?
Sarah haussa les épaules.
— Eh bien… ce matin très tôt, j’ai vu sur mes écrans de surveillance le patient qui est mort se mettre les mains autour du cou en criant. Juste après, il avait la bouche grande ouverte. Pour moi, c’était sûr, il était fichu. J’ai fait sonner le téléphone des infirmiers, mais ça répondait pas. J’ai appelé le directeur. Lui non plus ne répondait pas. Alors… j’ai un peu paniqué et j’ai suivi la consigne que j’ai apprise en formation, j’ai averti la police que je venais de voir le suicide d’un patient dans sa cellule.
Le jeune homme attendit, espérant une relance qui ne vint pas. Il avala sa salive.
— Voilà.
Aymeric Grost remuait sur sa chaise qui émettait d’agaçants grincements.
— Monsieur Grost, je vous souhaite de dire la vérité, lâcha Sarah comme on abat un homme devant un témoin pour le faire parler. On a affaire ici à ce qui ressemble de plus en plus à un homicide maquillé. Autant vous prévenir que si vous êtes mêlé à ça et qu’il s’avère que vous avez menti, vous pourrez dire adieu à vos belles années de jeunesse.
— Je… je vous dis ce que j’ai fait. Je vous promets, j’invente rien.
— Comment a réagi votre directeur quand il a su que vous aviez appelé la police ?
— Il a dit que j’avais bien fait, même si, pour lui, ça ne servait pas à grand-chose puisqu’il s’agissait finalement d’une crise cardiaque.
— Est-ce qu’on vous a menacé pour que vous me mentiez ?
— Quoi ? Mais je vous jure que je vous mens pas ! Arrêtez de dire ça !
Le jeune surveillant s’était éloigné de la table dans une attitude révoltée, ses cheveux tombant devant son regard froncé.
— Je suis pas débile non plus. Je vois bien que vous essayez de me faire dire un truc, mais j’ai rien fait de mal !
— OK, OK, Aymeric. Vous avez raison. Excusez-moi. Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, temporisa Sarah, satisfaite d’avoir conduit le suspect au degré de nervosité où elle voulait l’emmener.
Le jeune gardien souffla et se laissa retomber contre le dossier de sa chaise. Il croyait avoir passé le plus dur.
— Pour être franche avec vous, Aymeric, commença Sarah sur le ton de la confidence, ce n’est pas vous que je soupçonne. Mais les deux infirmiers Elias Lunde et Leonard Sandvik. Je suis à peu près certaine qu’ils vous ont menti… et qu’ils me mentent à moi aussi.
— Je sais pas, je peux pas vous dire.
— Je sais bien… Auriez-vous déjà remarqué chez eux des comportements suspects ? Je veux dire par là que vous surveillez les écrans vidéo et que vous voyez donc tout ce qu’il se passe dans l’hôpital la nuit. Avez-vous vu quelque chose…
— Ça fait pas longtemps que je suis là et c’est pas toujours eux qui font les nuits. Mais j’ai jamais rien vu de suspect.
— Et la victime, vous la connaissiez ?
— Non… Je sais juste qu’on le surnommait 488 à cause de sa cicatrice.
— Vous n’allez jamais voir les patients ?
— Pas ceux de la zone C, c’est trop risqué.
« Pas ceux de la zone C. » Sarah retint sa respiration. Ses années d’expérience l’aidèrent à ne rien laisser transparaître de l’état dans lequel venait de la plonger le lapsus du jeune gardien. Lui ne s’était visiblement pas rendu compte de son erreur.
— Ils sont si violents que ça, en zone C ? Même avec leur traitement ?
— En tout cas, c’est ce qu’on m’a dit.
— Et ils sont combien dans ce secteur ?
— Ils sont…
Aymeric Grost s’arrêta subitement de parler. Il était blême. Son regard croisa celui de Sarah. Elle y lut la peur. Il venait de comprendre que le patient était censé être mort en secteur A. À la peur succéda la panique. Il se leva et courut vers la porte de sortie qu’il trouva fermée.
Sarah se leva et marcha vers lui sans un mot.
— Je vous promets que j’ai rien fait de mal… balbutia le surveillant. Ce sont eux qui m’ont dit de mentir. Mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé en vrai ! Je ne sais rien !
Sarah attrapa les menottes glissées dans sa poche arrière et les passa autour des poignets du jeune gardien.
— Je suis désolée, Aymeric. Officier ! appela-t-elle.
Le surveillant fondit en larmes.
Sarah s’agenouilla près de lui alors que l’officier entrait dans la pièce.
— Dites-moi quel était le numéro de chambre de… 488 dans la zone C.
— Je… je ne sais pas…
— Aymeric. Il est trop tard. Vous allez être jugé. C’est sûr. Maintenant, reste à savoir la sentence qui vous attend. Et pour ça, plus vous m’en direz, mieux ce sera pour vous.
— Je crois… je crois qu’il était dans la C32, en face de celle de Janger. Mais je sais même pas si c’est là qu’il est mort…
— C’est-à-dire ?
— Tous les jours, on venait les chercher, lui et Janger, et on les emmenait. Ils criaient qu’ils voulaient pas, mais on les forçait. Alors, peut-être qu’il est mort là où on l’a emmené. Mais je sais pas où c’est, y avait pas de caméras dans cet endroit !
— Qui ça, « on » l’emmenait ?
— Je sais pas, je devais couper les caméras à des heures précises. Je vous en supplie, croyez-moi, j’en sais pas plus. Vous me promettez que vous direz au juge que j’ai coopéré, hein ?
Sarah abaissa lentement ses paupières en guise de réponse, puis s’adressa à l’officier de police en aidant le jeune surveillant à se relever.
— Emmenez M. Grost au commissariat et placez-le en garde à vue. Je viendrai l’interroger plus tard.
Puis elle sortit en hâte de la pièce en demandant par talkie-walkie à l’officier Nielsen de la rejoindre devant la zone C, avec le directeur. Elle contacta ensuite les deux techniciens de la police scientifique et leur ordonna de redéballer leur matériel et de la retrouver sur-le-champ au même endroit.
Sarah termina de lancer ses ordres presque à bout de souffle et s’adossa un instant contre le mur du couloir. Elle était soudain très faible, comme si ses jambes allaient refuser de la porter. Comprenant ce qui était en train de se déclencher, elle implora un sursis en son for intérieur… pas maintenant.
– 4 –
Sarah parvint devant l’entrée blindée du secteur C. Les deux techniciens l’y attendaient déjà, leurs masques baissés sur la gorge. Un brun, élancé, mince, figé dans une expression austère, et une femme d’une trentaine d’années qui observait Sarah avec beaucoup d’attention. Avait-elle surpris sa main qu’elle avait plongée dans la poche de son jean pour tenter d’en dissimuler les tremblements ?