Sarah acheta un billet pour le premier vol au comptoir de la Norwegian et quand ils furent devant le passage des douanes, elle ralentit le pas.
Christopher sentait son cœur battre si fort dans sa poitrine. Des mots confus faisant trembler ses lèvres. Comment lui dire tout ce qu’il lui devait ? Comment lui dire qu’il avait découvert la femme à la fois la plus impressionnante et la plus généreuse de sa vie ? Comment lui faire comprendre qu’il n’avait jamais ressenti cela pour personne et qu’il ne voulait plus la quitter de toute sa vie ?
Elle le regarda, comme si elle entendait chacune de ses pensées.
Elle s’approcha de Christopher et lui prit une main.
— Je sais, se contenta-t-elle de dire. Mais je ne peux pas. Je dois régler certaines choses avec mon passé avant de pouvoir reconstruire ma vie, Christopher. Et je ne sais pas combien de temps cela va prendre. Ne m’attends pas.
— Laisse-nous une chance, Sarah.
— Si je ne fais pas ce ménage dans mon existence, je te rendrai malheureux.
Elle serra un peu plus fort les doigts de Christopher, se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa en lui caressant la joue.
Puis elle passa une main sur les cheveux de Simon et lui déposa un baiser sur le front.
— Christopher, tu es la meilleure chose qui ait pu arriver à cet enfant.
— Sarah !
Christopher avait trouvé la force de soutenir péniblement Simon d’un seul bras pour retenir Sarah de l’autre.
Déchirée par la décision qu’elle venait de prendre pour leur bien à tous les deux, les yeux brûlants de tristesse, elle le regarda une dernière fois.
— Si ce n’est pas dans cette vie, alors ce sera dans l’autre, murmura-t-elle.
— Je t’attendrai dans celle-là.
Elle sourit avec douceur, se retourna et avança sans s’arrêter jusqu’au poste de douane.
À un moment, il sembla à Christopher qu’elle ralentissait sa marche, mais elle finit par disparaître au coin d’un couloir.
Il resta ainsi plus de dix minutes, espérant chaque seconde la voir réapparaître.
— Elle est partie ?
Christopher sursauta. Simon venait de se réveiller dans ses bras.
— Oui.
— Pour toujours ?
Christopher se pinça les lèvres.
— Je ne sais pas.
— Tu l’aimais bien ?
— Oui.
— Alors, pourquoi tu l’as laissée partir ?
Christopher inspira une grande goulée d’air.
— Justement parce que je l’aime.
Simon ne répondit pas et reposa la tête sur l’épaule de Christopher qui le serra dans ses bras.
— Je veux rentrer à la maison, dit le petit garçon.
— Oui, mon chéri. On rentre.
– 51 –
Assis à son bureau, devant l’écran de son ordinateur, Christopher terminait d’envoyer un mail. Dans la salle de bains, il entendait l’eau du robinet couler alors que Simon se brossait les dents avant d’aller se coucher. Pendant ces six derniers mois, le petit garçon avait dormi dans le lit de Christopher, collé à lui et se réveillant plusieurs fois par nuit en pleurant ou en criant.
Chaque fois, Christopher devait allumer la lumière, lui dire qu’il était à la maison, lui montrer un objet familier, lui expliquer qu’il avait juste fait un cauchemar et qu’il n’y avait aucun méchant. Et ce soir, pour la première fois, il avait demandé à redormir seul dans sa chambre.
— Alors, c’en est où ce brossage ? s’exclama Christopher depuis son bureau.
— Chai bienyo fishni… répondit Simon, du dentifrice plein la bouche.
— Couche-toi, demain, on a une grosse journée.
— Je veux une histoire ! Celle du furet qui se trompe de maison, lança Simon en faisant irruption dans le bureau.
— Encore ? Mais je te l’ai racontée hier. Et puis t’es peut-être un peu grand pour cette histoire maintenant, non ?
— Oui, mais elle est trop rigolote avec le furet qui va chez la vache et après chez le cochon… J’ai envie.
Christopher soupira. Simon le regarda d’un air embarrassé.
— Pourquoi t’as l’air triste ? C’est encore à cause de Sarah qui t’a aidé à venir me chercher ? Elle t’a pas répondu ?
— Mais non ! Je suis seulement un peu fatigué de dormir à côté d’un autocollant en forme de petit garçon. Allez, au lit !
Simon rigola.
— T’aurais préféré que ce soit un autocollant en forme de femme rousse, c’est ça ?
— Eh bah, t’as sacrément grandi en quelques mois. Va dans ta chambre. J’arrive.
Le petit garçon quitta le bureau. Christopher consulta une dernière fois ses mails, comme il le faisait maladivement depuis six mois, en espérant un message de Sarah. Mais, à part quelques documents administratifs qu’elle avait fait envoyer par d’autres, il n’avait reçu aucune nouvelle.
À regret, il éteignit son ordinateur et considéra un instant la somme de papiers qui s’accumulait sur son bureau.
En quelques mois, il avait dû gérer les nombreuses auditions policières, l’enterrement de sa mère et de son père, la succession, le traumatisme de Simon et le sien tout en reprenant son travail et en essayant d’offrir à son neveu la vie la plus équilibrée et la plus sécurisante possible.
— Hé, je suis prêt ! s’impatienta Simon.
Christopher sursauta. Il venait d’avoir un de ces moments d’absence dont il était victime depuis son retour. Qu’il le veuille ou non, il avait été très affecté par les événements. Et même si la violence et les peurs finissaient par s’estomper, restaient les révélations vertigineuses dont il avait été témoin et dont il ne pouvait encore parler à personne.
Parfois, il s’arrêtait dans la rue et regardait les gens marcher, discuter et vaquer à leurs occupations quotidiennes sans s’imaginer une seule seconde que l’histoire de l’univers était inscrite en eux. Sans savoir que oui, les âmes existent autour de nous, nous survolent, nous traversent chaque seconde. Et que oui, leur âme leur survivrait à leur mort physique pour rejoindre l’immensité invisible de la matière noire.
— Christopher ! appela Simon.
Christopher se leva et entra dans la chambre de Simon, éclairée par la lampe de chevet champignon qui diffusait une lueur tamisée et apaisante.
Il s’assit à côté du petit garçon dans le lit et lui raconta son histoire préférée en mimant tous les personnages. Voir Simon les yeux grands ouverts imaginer chaque scène et rire des situations le rendit heureux.
Quand il eut terminé, il éteignit la lumière et aida Simon à remonter sa couverture avant de lui caresser le front. Le petit garçon tourna la tête vers la fenêtre dont il ne voulait pas que l’on ferme les volets. Dans la pénombre de la chambre, on voyait bien les étoiles brillant dans le ciel.
— Tu crois que maman, papa, grand-père et grand-mère sont dans les étoiles et nous regardent ?
Christopher leva à son tour les yeux vers la voûte étoilée et sourit.
— Je crois que oui, mon chéri.
— Mais avant tu disais que tu savais pas. Pourquoi tu dis plus la même chose ?
Christopher fut étonné de constater que le petit garçon se souvenait de cette réponse alors qu’ils n’avaient eu cette conversation qu’une seule fois avant le drame.
— C’est vrai, je ne disais pas tout à fait la même chose. C’est parce qu’avant je ne savais pas.
— Et pourquoi tu sais maintenant ?
— Parce qu’avant je n’avais pas bien cherché…