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— Je vais aller…

Sarah ne termina pas sa phrase. Elle s’appuya contre un mur et s’obligea à garder les yeux ouverts le temps que le malaise se dissipe.

— Ça va ? s’enquit son adjoint.

— Oui, merci, c’est juste le contrecoup de l’incendie. Je vais aller manger quelque chose.

— Je serais vous, je prendrais un peu de repos.

— C’est pas le moment, répliqua Sarah.

Et elle rejoignit sa voiture sur le parking d’un pas prudent.

Assise derrière son volant, elle suspendit son geste au moment de démarrer. Il n’était même pas encore 11 heures du matin, mais cela ne faisait aucun doute, elle était exténuée. Que faire ? Se soûler dans le travail pour ne pas penser à sa vie, en essayant de se convaincre que l’adrénaline fera office de dopant ? Au risque de s’effondrer en plein milieu du commissariat devant le regard ahuri de ses collègues. Une telle faiblesse abîmerait sa réputation, mais, surtout, elle entraînerait forcément la dépossession de l’enquête qu’elle avait entamée. Ce qui, aujourd’hui plus que jamais, serait la pire chose qui puisse encore lui arriver.

Alors, dormir une petite heure ? Mais où ? Dans sa voiture ? Elle ne se reposerait pas. Chez elle ? L’idée même lui provoqua une nouvelle montée de panique. Chez sa sœur ? Elle n’avait pas la force de lui annoncer la vérité et encore moins celle de faire semblant. Pouvait-elle seulement s’absenter en plein milieu de son enquête ? La réponse était non. Mais son corps ne lui laissa pas le choix. Les tremblements reprirent possession de ses membres et l’angoisse lui compressa la gorge.

Au même moment, son portable vibra sur le siège passager. Un SMS. Avec tout le cynisme de ce que la technologie pouvait apporter, il provenait de « mon amour » :

Quelles sont tes disponibilités pour que l’on règle les formalités administratives ?

Le téléphone s’échappa de ses mains et, avec la fébrilité d’un automate rouillé, elle démarra, s’éloigna de l’immense bâtiment du commissariat central pour prendre la direction d’un modeste hôtel situé à l’entrée d’Oslo.

– 7 –

Sarah s’éveilla en sursaut, le cœur frappant à tout rompre contre sa poitrine. Son téléphone sonnait sur l’oreiller. Juste à côté d’elle, sa main froissa une feuille de papier sur laquelle avait été esquissé un visage à la bouche grande ouverte et sur le front duquel on pouvait lire l’inscription « 488 ». Mais le dessin était à peine visible, comme plongé dans la pénombre alors qu’on était en plein milieu de journée.

Sa blessure au visage ! Elle s’était infectée. Elle était en train de perdre la vue ! Sarah saisit son téléphone au moment où la sonnerie s’arrêtait. Le regard trouble, elle vit que l’appel provenait du légiste, Thobias Lovsturd. C’est là qu’elle distingua l’heure sur l’écran du portable.

Elle se leva d’un bond et ouvrit si vite les rideaux qu’elle manqua les déchirer. En un éclair, elle eut la confirmation de ce qu’elle redoutait et l’explication de son voile gris devant les yeux. Son œil allait très bien, seulement il faisait nuit.

Dehors, les lampadaires éclairaient tristement l’enseigne lumineuse du Haraldsheim Hotel dans lequel elle s’était arrêtée. La neige s’était remise à tomber.

Il était 23 h 36. Sarah avait dormi près de douze heures. Le surplus d’émotions associé au Lexomil l’avait assommée.

Sur son téléphone, douze appels manqués, sept messages. Sarah enfila sa parka, ramassa la clé de sa chambre, dévala l’escalier menant à la réception, déposa sa clé sur le comptoir et sortit dans le froid glacial tout en consultant ses messages.

Le premier était un SMS l’informant que les clichés de la scène de crime de la cellule C32 étaient disponibles et qu’elle pouvait les regarder depuis son téléphone. Le second message, vers 17 heures, était de son adjoint, lui annonçant que l’incendie avait été maîtrisé, mais que l’on comptait seize victimes, sans pouvoir déterminer encore s’il s’agissait de patients ou de membres du personnel. Il ajoutait que les deux infirmiers, Elias Lunde et Leonard Sandvik, avaient chacun passé un appel à leur conjointe et attendaient toujours en cellule de garde à vue.

Le troisième message, vers 20 heures, était encore de Norbert Gans qui s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles et l’informait que la femme du directeur, Helena Grund, avait demandé à voir son mari à l’hôpital. Requête qui lui avait été pour le moment refusée dans le cadre de l’enquête en cours.

Sarah approuva intérieurement jusqu’à ce que le quatrième message lui fit se frapper le front et souffler un « merde » étouffé.

— Salut, c’est moi. Bon, bah, on t’attend pour dîner comme prévu et Mira est impatiente de te voir. Même si c’est son anniversaire, elle t’a préparé une surprise et n’arrête pas de demander quand tu arrives pour te la donner. J’espère que tout va bien. À tout de suite !

Sarah ouvrit la portière de sa voiture, s’installa sur son siège et appréhenda le message qui allait suivre rien qu’au ton des premiers mots.

— Bon, Sarah, il est 21 h 30, Mira a dû aller se coucher. Elle a laissé la couronne qu’elle t’avait faite devant sa chambre, persuadée que tu viendrais la chercher pendant son sommeil. Elle était déçue, mais, t’as de la chance, elle n’a pas l’air de t’en vouloir. Bref, on aurait aimé que tu sois là pour l’anniversaire de ses cinq ans. J’imagine que t’es encore au boulot et que t’as oublié… Parfois, je me demande comment Erik fait pour supporter ton égoïsme.

Sarah tourna la tête vers la vitre où s’écrasaient des flocons de neige. Elle posa le téléphone sur le siège passager et enclencha le haut-parleur au moment où le troisième message de sa sœur débutait.

— Euh… Sarah, excuse-moi pour ce que je viens de te dire. C’était nul, méchant et tout sauf vrai. En fait, je suis hyper inquiète. Dis-moi que t’es pas concernée par cet incendie à Gaustad. Rappelle-moi, s’il te plaît… Je t’embrasse.

Enfin, le dernier message, enregistré à 23 h 34, se fit entendre.

— Inspectrice Geringën, c’est Thobias à l’appareil. Écoutez, je viens seulement de terminer l’autopsie de la victime. Ça a été beaucoup plus compliqué que prévu. La cause de la mort… n’est pas vraiment ce à quoi on s’attendait. Rappelez-moi ou venez à l’hôpital, ce sera encore mieux. C’est un peu compliqué à expliquer par téléphone.

Sarah enclencha le contact et fonça en direction de l’hôpital de l’université d’Oslo, situé à quelques centaines de mètres de l’hôpital psychiatrique de Gaustad.

En chemin, elle contacta Norbert Gans en lui expliquant qu’elle avait passé sa journée dans les sous-sols de la bibliothèque de l’université de psychologie à la recherche d’informations sur certaines pathologies qui auraient pu expliquer la mort du patient dit 488. Elle n’avait pas vu le temps passer et, ne captant pas en sous-sol, elle venait seulement d’avoir ses messages.

Son adjoint ne sembla pas surpris par l’explication de l’inspectrice et conclut qu’il était justement là pour lui laisser le temps de réfléchir tranquillement. Sarah raccrocha en sachant qu’il avait beau être sympathique, Norbert Gans ne lui pardonnerait pas une seconde fois ce genre de manquement. Juste après s’être garée sur le parking de l’hôpital, elle envoya un SMS à sa sœur.

Mille pardons pour mon absence. L’incendie de Gaustad a été un enfer. Je ne quitte que maintenant la fournaise. Tout va bien. Fais de vrais gros bisous d’anniversaire à Mira de ma part, prends le cadeau qu’elle a laissé pour moi et dis-lui que je suis passée le chercher cette nuit. Je viendrai demain matin et tu me le donneras en cachette ;-). P.S. : le cadeau de Mira est prêt… J’espère que ça lui fera plaisir. Je vous aime.