— Qu’est-ce qu’il reste ?
Sans s’en rendre compte, Thobias baissa la voix, et dut cette fois s’asseoir. Sarah vit qu’il devenait de plus en plus pâle au fur et à mesure de l’explication.
— Sarah, est-ce que vous vous souvenez du visage de ce pauvre homme lorsque nous l’avons trouvé dans sa cellule ?
Sarah se rappelait fort bien le malaise qu’avait suscité en elle ce regard plongé dans le vide et cette bouche ouverte comme dans un dernier cri. Elle agréa en silence.
— Donc, vous vous rappelez que ses traits témoignaient d’une forte émotion, résuma Thobias. Or, lors d’une émotion intense, notre système nerveux fabrique de l’adrénaline qui rend le corps prêt à réagir plus rapidement. Cette adrénaline génère une production d’ions de calcium directement dans le cœur pour qu’il se contracte et donne plus d’oxygène à nos muscles. Malheureusement, si la dose d’ions produite est trop élevée, le cœur se contracte, mais ne se relâche pas. C’est la mort. Et ce genre de surdose ne survient que dans un seul cas.
— Lequel ?
Thobias hocha la tête, comme s’il devait approuver sa propre conclusion pour parvenir à y croire lui-même.
— Dans le cas d’une très forte peur.
Le légiste regarda Sarah dans les yeux, et confirma :
— La victime est morte de terreur, madame l’inspectrice.
Sarah frissonna.
– 8 –
Une odeur de café chaud flottait dans l’air de la cafétéria de l’hôpital. À cette heure avancée de la nuit, le silence était seulement parasité par le son d’une vidéo qu’une serveuse aux yeux cernés regardait sur son téléphone, assise derrière son comptoir. Un client solitaire en robe de chambre occupait le fond de la salle, les mains enveloppées autour d’une tasse de thé, la tête tournée vers la vitre où venaient s’écraser les flocons de neige.
Sarah prit place sur une banquette et sortit un carnet de notes de la poche intérieure de sa parka. Elle commanda une tasse de café et épousseta la table sur laquelle traînaient quelques miettes de pain.
Elle avait décidé de s’octroyer quelques instants pour faire le point sur son enquête. Une question notamment ne cessait de tourner dans sa tête : qu’est-ce qui avait pu à ce point terrifier la victime pour qu’elle ait voulu se suicider ? Quelqu’un lui avait-il fait peur ? Intentionnellement ? accidentellement ? À ces hypothèses se mêlait l’étrange et récurrent cri de 488, comme si depuis longtemps déjà, il hurlait sa terreur. Les deux surveillants et Janger lui-même en avaient parlé avec émotion, rappelant que ce cri avait gagné en intensité ces derniers jours, comme si la peur avait progressivement envahi la victime jusqu’à atteindre un insupportable paroxysme dans la nuit de la veille. Le LS 34 pouvait-il être responsable de cette terreur ? C’était probable, mais était-ce la seule explication ? Janger avait dit qu’ils étaient plongés dans le « sommeil noir » et déclaré que les réponses à toutes les questions se trouvaient dans les graffitis de 488. Il avait ajouté que lui seul se souvenait. Mais se souvenait de quoi ?
Sarah avala une tasse de café et releva la pointe de son stylo. Son carnet était noirci de mots, de flèches et de points d’interrogation. Cette effervescence ne la menait à rien. Elle décida de reprendre à zéro.
Pour le moment, elle savait qu’un homme amnésique d’environ soixante-dix ans avait été interné à l’hôpital psychiatrique de Gaustad il y a à peu près trente-six ans. Cet homme était mort de terreur la veille au soir au sein de cet établissement. Hans Grund, le directeur de l’hôpital, avait fait déplacer le corps pour que la police ne voie pas la réelle cellule de la victime. Laquelle était recouverte de graffitis à la signification inconnue. Tout aussi inconnue était l’origine de cette cicatrice « 488 » gravée sur le front de la victime et la teneur des expériences menées en sous-sol sur la victime et sur Janger.
Puis le directeur, sur le point d’être arrêté, avait provoqué la destruction intégrale de l’hôpital grâce à un mécanisme de départ de feu préparé de longue date. Que cherchait-il à détruire de si compromettant ?
Sarah avisa un instant les flocons de neige, en songeant à la détresse de la victime. À l’épouvantable et longue souffrance qu’il avait dû endurer pour finir ainsi. Quelle était son histoire, quelle était sa vie ? Avait-il eu une famille, une femme, des enfants ? Comment n’avait-elle pas vu qu’Erik la trompait ?
Sarah pâlit. La question avait surgi en elle de façon aussi imprévisible qu’incongrue. Elle prit une inspiration et s’efforça de retrouver le fil de son enquête en griffonnant les deux pistes à explorer : réinterroger le directeur s’il survivait, trouver qui fournissait Gaustad en LS 34. Soit il s’agissait de vieux stocks en interne, ce qui ne la mènerait nulle part, soit un laboratoire produisait et vendait encore cette molécule. Mais, avec l’incendie, Sarah était bien consciente que les chances de retrouver des preuves étaient très minces. Non, sa seule piste sérieuse était Hans Grund. Elle l’avait sauvé pour ça et elle n’allait pas le laisser les abandonner.
Elle referma son carnet, avala le reste de son café d’une gorgée et contacta l’officier Nielsen qui lui indiqua que la chambre du professeur Hans Grund était la 523.
Sarah emprunta l’ascenseur jusqu’au cinquième étage et suivit un long couloir où plusieurs victimes de l’incendie avaient été regroupées. On entendait par moments des lamentations ou des gémissements provenant des chambres dont les portes étaient pour la plupart ouvertes afin de faciliter les incessantes allées et venues du personnel infirmier.
Par réflexe, Sarah jetait des œillades dans chaque pièce lorsqu’elle reconnut une silhouette. C’était la patiente qu’elle avait sauvée de l’incendie. Elle était assise dans le fauteuil d’ordinaire réservé aux visiteurs et quelque chose avait changé en elle. Une étincelle d’âme semblait s’être rallumée dans ses yeux. Elle aperçut Sarah et un sourire ému de reconnaissance se dessina sur ses lèvres. Sarah lui adressa un discret signe de la main puis poursuivit son chemin, alors qu’un bref sentiment de joie la traversait.
De loin, elle repéra la silhouette massive de l’officier Nielsen. Il avait les traits tirés et un bandage sur la tête, mais il n’avait pas quitté son poste de surveillance depuis que Sarah lui avait donné l’ordre de monter la garde. Les bras croisés dans le dos, les jambes en V, il bloquait le passage de toute sa carrure.
— Il s’est réveillé ? demanda Sarah.
— Non, inspectrice. Les médecins l’ont plongé dans un coma artificiel.
— Quel est leur pronostic ?
— Ils ont l’air de dire que c’est mal engagé…
Sarah jura intérieurement sans qu’aucune émotion particulière vienne froisser son visage. Elle fit signe à Nielsen qu’elle voulait entrer.
— C’est une chambre stérile, inspectrice. Il faut vous équiper, dit-il en désignant des surchaussures vertes rangés sur un chariot à côté de la porte. Et une fois à l’intérieur, vous devrez passer une surblouse, une charlotte et des gants en latex.
Sarah enveloppa ses bottines avec les chaussons et entra dans le vestibule. Elle y enfila les vêtements de protection stérile et s’avança dans la chambre.
Assis sur le rebord de la fenêtre, l’officier Dorn se redressa d’un bond, l’esprit et les muscles fouettés par la présence de sa supérieure. Cinq gobelets à café étaient posés à ses côtés.
Le lit du grand brûlé était intégralement isolé par une bâche en plastique transparente dont les pans tombaient jusqu’au sol. Sarah s’approcha. Hans Grund était couché sur le ventre, des bandes blanches entouraient son dos, ses bras et son crâne. À ses côtés, le soufflet de l’aide respiratoire montait et descendait à un rythme soutenu et trois poches de liquide reliées à ses bras par des cathéters étaient suspendues sur des pieds à perfusion. Un moniteur électrocardiographique affichait un état tachycardique de cent douze pulsations par minute.