— Et ça, c’est quoi ? demanda-t-elle en désignant une pochette en plastique opaque posée sur le rebord de la fenêtre à côté des gobelets de café vides.
— Ce sont les affaires, en tout cas ce qu’il en reste, que l’on a trouvées sur lui. Je ne l’ai pas ouverte.
Sarah ouvrit le sac orange dont elle déballa le contenu sur le rebord de la fenêtre, après que l’officier Dorn se fut empressé de débarrasser ses gobelets sales.
Côte à côte s’alignèrent le badge de sécurité de Hans Grund, siglé du logo de l’hôpital, un trousseau de clés, une plaquette de Xanax entamée aux trois quarts, et une photo sur laquelle Grund souriait en tenant par les épaules, d’un côté une femme qui posait sa tête sur le bras du professeur et de l’autre une fille et un garçon d’une vingtaine d’années, eux aussi souriants et très proches de celui qui devait être leur père.
— Encore un psychopathe qui avait tout l’air d’un homme équilibré, murmura Sarah.
Elle retourna la photo par acquit de conscience, mais le dos était blanc, sans aucune inscription. Elle observa la tablette de cachets de Xanax en se demandant si ce puissant anxiolytique était destiné aux patients ou à Grund lui-même. Le trousseau de clés ne présentait rien d’anormal et le badge était similaire à celui qu’elle avait vu sur les employés de l’hôpital.
Frustrée, Sarah rangea les effets du directeur dans le sac, puis retira ses gants et les jeta dans la corbeille de la chambre.
Elle se planta devant Grund et s’accroupit à hauteur de son visage. Intubé, les paupières rougies et la face tuméfiée, le professeur donnait l’impression qu’il ne se réveillerait jamais.
Elle demanda à Dorn d’aller lui chercher le médecin chargé des soins.
L’officier s’exécuta et revint dix minutes plus tard en faisant signe à Sarah de le suivre en dehors de la chambre. Dans le couloir l’attendait une femme d’une quarantaine d’années, cheveux courts, regard dur et l’air pressée.
— Vous avez demandé à me voir ?
— Inspectrice Geringën…
— Je sais qui vous êtes.
Sarah ignora la remarque qui pouvait laisser entendre une certaine animosité et dirigea son regard vers le badge de la doctoresse.
— Bien, alors pouvez-vous me dire quel est le degré de brûlure de cet homme, docteur… Haug ?
— La peau est nécrosée, on a atteint le troisième degré sur 90 % du derme exposé. Au niveau du bras droit, la brûlure est encore grave car circonférentielle, avec risque d’ischémie et donc de nécrose du biceps.
— Ses chances de survie ?
La doctoresse soupira.
— Je dirais… 30 %, mais ce ne sont que des statistiques.
Sarah ferma un instant les yeux comme un boxeur encaisse un mauvais coup. Elle retira la charlotte qui recouvrait ses cheveux.
— Écoutez, comme vous devez le savoir, cet homme est responsable de l’incendie qui vient de réduire l’hôpital en cendres. On n’en est plus au stade du suspect puisqu’il a déclenché le brasier sous mes yeux. Il est donc coupable de la mort de plusieurs dizaines de personnes et nous ne comprenons pas pourquoi il a commis un tel geste.
— Et ?
— J’ai besoin de l’interroger, et par conséquent que vous le réveilliez.
La doctoresse laissa échapper un souffle de stupéfaction.
— Vous plaisantez, je présume ?
— Je n’ai besoin de l’interroger qu’une dizaine de minutes maximum, vous pourrez le rendormir ensuite.
— C’est totalement contraire à nos principes, madame l’inspectrice ! Mon patient a été plongé dans un coma artificiel afin d’économiser les maigres ressources qui lui restent pour essayer de survivre à ses graves blessures. Si on le réveille, non seulement il souffrira, mais en plus son cœur pourrait ne pas le supporter. Alors, si pour vous cet homme est un criminel, pour moi, c’est un patient. Un point c’est tout.
La doctoresse chevilla son regard dans celui de Sarah pour appuyer son autorité et s’apprêta à tourner les talons.
— Oui, je comprends… approuva Sarah qui avait prévu cette réponse. Mais imaginez que ce criminel ou, disons ce patient meure sans avoir expliqué son geste, ce qui selon votre pronostic est fort probable. Quel sera l’effet collatéral sur les dizaines de familles des victimes ? Quelle sera la vie de ces épouses, de ces maris, de ces enfants qui devront exister sans jamais savoir pourquoi leur mari, leur femme, leur père ou leur mère a brûlé vif ?
— Je regrette, mais ce n’est pas ainsi que la médecine fonctionne, inspectrice.
— Vous savez, un jour, un de vos confrères m’a dit que la médecine était avant tout une affaire de statistiques et de bienveillance.
— Ce n’est pas faux…
— Alors, quelle est selon vous la probabilité de faire plus de mal que de bien en ne réveillant pas cet homme ? Quelle sera la douleur de cette mère qui, il y a une semaine, a dû confier son fils dépressif à cet hôpital, à ce directeur qui, le sourire aux lèvres, lui a assuré que tout se passerait bien, qu’elle n’avait aucune inquiétude à avoir. Comment voulez-vous qu’elle ait même une infime chance de s’en remettre un jour si on ne lui explique pas pourquoi ?
La doctoresse détourna un instant le regard, mais elle résistait.
— Écoutez, je… je… ne peux pas cautionner ces méthodes.
Sarah dégagea la mèche qui cachait la partie brûlée de son visage.
— J’étais face à lui quand il a déclenché l’incendie. Il souriait, mentit-elle. Il se réjouissait à l’avance de l’horreur qu’il allait faire subir à ces centaines de patients enfermés dans leur cellule. J’aurais dû fuir, mais je suis allée le chercher dans les flammes parce que je devais la vérité à tous ceux qui allaient mourir par sa faute. Je ne peux pas avoir risqué ma vie pour rien… Aidez-moi. Aidez-moi à apaiser la peine de toutes celles et tous ceux qui attendent et espèrent des réponses.
L’officier Dorn retenait son souffle, bouche bée devant l’échange entre ces deux femmes de caractère.
— En le réveillant, je cautionne la torture, inspectrice…
— Les brûlures au troisième degré sont indolores du fait de la destruction des terminaisons nerveuses, n’est-ce pas ?
La doctoresse ne put dissimuler son étonnement.
— Oui, c’est juste, mais… comme je vous l’ai dit, les récepteurs en profondeur au niveau du muscle n’ont pas été détruits. Les douleurs d’ischémie musculaire sont par conséquent intenses.
— Augmentez provisoirement la dose de morphine. Je vous promets de faire vite.
— Je ne sais pas… C’est…
— Chaque heure qui passe accroît le risque de laisser Hans Grund partir sans avoir répondu de son crime. Il faut le faire maintenant.
La femme médecin ferma à son tour les yeux, comme si elle préférait ne pas voir ce qu’elle s’apprêtait à faire.
— Écoutez, c’est un processus risqué et qui va prendre du temps. On ne peut pas le réveiller comme ça en cinq minutes. Il faut faire remonter la température de son corps et arrêter les sédatifs progressivement…
— Combien de temps vous faut-il ?
— Ça dépend, généralement entre vingt-quatre et quarante-huit heures.
— Dorn, faites-vous relayer et prévenez-moi dès qu’il est en état de parler.