— Alors, vous voyez, conclut Olink. Le poisson, l’arbre et la flamme…
— C’étaient déjà les mêmes dessins à l’époque ?
— Depuis toujours.
— Vous lui avez demandé ce que ça voulait dire ?
— Une fois, mais ça l’a mis dans un tel état que je n’ai pas réitéré l’expérience.
Sarah n’en revenait pas que cet homme ait dessiné sur ces murs ces trois mêmes formes pendant plus de trente ans. Pourquoi cette obsession ? En quoi était-elle liée au fameux sommeil noir dont avait parlé Janger ? Olink en savait peut-être plus.
— J’imagine que vous avez quand même réfléchi à la signification de ces trois formes au cours des années…
— Oui, et il y a une chose que j’ai pu établir avec certitude, c’est que ces dessins ne représentent que des éléments intemporels. Autrement dit, ni avion, ni voiture, ni maison, ni visage… comme si les symboles qu’il dessinait étaient hors du temps. Mais je ne sais pas pourquoi ces formes l’obsédaient.
— Les infirmiers qui s’occupaient de lui m’ont aussi parlé d’une espèce de cri qui…
— Ah, le cri du patient 488. Cette note ou ce son qu’il ne trouvait jamais et qu’il cherchait en vain. Comme s’il l’avait oublié et essayait en permanence de s’en souvenir. Un mystère…
— Lié aux dessins ?
— Aucune idée, mais il est probable que cette névrose ait la même origine.
— Est-ce que le LS 34 a pu déclencher le décès du patient ? Je veux dire par là, provoquer une hallucination si terrifiante qu’elle l’aurait foudroyé de peur ?
Olink posa la main sur son front dans une attitude de réflexion.
— Oui et non… finit-il par répondre. De ce que vous me dites et de ce que je sais des propriétés du LS 34, je ne pense pas que ce soit une hallucination qui ait provoqué cette peur fatale. Même dans un état de léthargie comme devait être celui du patient 488 au moment des faits, le cerveau parvient encore à faire la distinction entre l’imagination et le réel. Un peu comme lorsque vous rêvez que vous mourez, vous vous réveillez parce que votre cerveau sait que ce n’est pas vrai. Le patient 488 n’est donc pas mort d’une hallucination, mais d’un souvenir. Un souvenir refoulé que le LS 34 a ramené à la conscience et qui a entraîné la fin que nous savons.
— Cet homme a donc par le passé vu ou entendu quelque chose de si terrible que son seul souvenir l’aurait tué…
Olink opina du chef.
— Mais quelle pensée peut tuer un homme de peur ?
L’ancien directeur eut un sourire ironique.
— La vie nous tuerait tous si nous n’avions pas l’oubli, madame Geringën. Cet oubli qui fait que nous ne pensons pas chaque seconde à l’absurdité de notre existence. Nous vivons sans savoir d’où nous venons et nous mourons sans savoir où nous allons. Comment vivre entre les deux ? Comment ne pas être paralysé par cette absence de sens ? C’est logiquement impossible. Et pourtant, la majorité y parvient et fait un peu comme si de rien n’était. Mais imaginez que vous soyez forcée de penser cet absurde sans rien pouvoir faire d’autre, pas sûr que vous survivriez. C’est le genre d’état qui peut nous traverser lorsque nous sommes confrontés de près à la mort d’un proche. Mais…
Olink termina son développement en secouant la tête, comme s’il n’était pas satisfait de sa conclusion. De son côté, Sarah essaya de faire abstraction des pensées douloureuses que ce raisonnement faisait remonter en elle.
— Mais quoi ? reprit-elle. Vous avez l’air de dire que cela ne correspond pas au cas du patient 488.
— Eh bien, il y a ces dessins qui changent tout. En termes pathologiques, ils sont clairement l’expression de quelque chose de traumatisant que le patient essayait de rendre intelligible. À travers eux, il tentait de dire quelque chose, ou tout du moins d’exprimer rationnellement un souvenir qui le hantait. Un souvenir précis et plus concret que cette confrontation au non-sens de la vie.
L’horloge du salon se mit en branle et sonna onze coups. Déjà 11 heures, se dit Sarah, et toujours aucune piste sérieuse.
— Voulez-vous boire quelque chose, inspectrice ?
— Non, merci. Écoutez, monsieur Vingeren…
Mais le vieil homme se leva avant qu’elle ait terminé sa phrase et traîna sa carcasse fatiguée jusque dans une pièce adjacente.
Sarah n’osa l’interrompre et entendit des bruits de casseroles. L’attente se transforma en impatience. Il reparut cinq minutes plus tard, une tasse et une théière posées sur un plateau qu’il tenait de façon approximative.
— Tout ce que vous me racontez est fort intéressant et intrigant, monsieur Vingeren, dit Sarah à peine avait-il mis un pied dans le salon, mais il me faut au moins une information qui m’aide à remonter jusqu’au coupable. Au moins une…
Olink se servit une tasse comme s’il n’avait pas entendu, but une gorgée et se rassit en savourant la saveur du thé.
— Je suis désolé, je ne vois pas ce que je peux vous dire de plus. Désormais, vous en savez même plus que moi sur cette affaire.
Ça ne peut pas se terminer comme ça, s’effraya Sarah.
— Je vois votre abattement, inspectrice, et je regrette de ne pouvoir vous aider plus. La chose certaine dans cette histoire, c’est que ceux qui se cachent derrière cette manipulation doivent jouer gros. Et leurs recherches doivent être sacrément ambitieuses pour courir sur autant d’années. Rendez-vous compte, cet homme a débarqué le 24 décembre 1979, il y a trente-six ans aujourd’hui. C’est exceptionnel.
Sarah releva la tête brutalement.
— Le 24 décembre 1979. Vous êtes sûr ?
— Écoutez, j’étais en train de courir après les derniers cadeaux de Noël pour mes enfants quand l’infirmier de service m’a dit qu’il y avait une urgence et que je devais venir tout de suite. J’ai dû tout abandonner sur place et foncer à Gaustad. Les deux hommes dont on m’avait annoncé la venue m’y attendaient et, comme prévu, m’ont demandé de garder ce patient dans le secret le plus absolu. Je peux vous dire qu’un Noël comme ça, on s’en souvient.
— Monsieur Vingeren, à qui avez-vous confié le patient le premier jour ? C’est très important.
— Le surveillant de garde m’a aidé le premier soir. Il s’en est d’ailleurs pas mal occupé, mais c’est moi qui étais le plus présent, en tout cas pendant le premier mois.
— Comment s’appelait le surveillant de garde, cette nuit-là ?
Olink pouffa.
— Vous plaisantez ? Comment voulez-vous que je me souvienne de cela ?
— Ce n’est pas grave. Je crois que j’ai trouvé le contact de ceux qui vous ont fait chanter toutes ces années.
Sarah se leva sous le regard surpris de l’ancien directeur.
— Merci.
— Madame Geringën, je ne vous connais pas, mais vous savez, j’ai passé ma vie à ausculter et à sonder les âmes. Même si vous essayez de le cacher, il y a quelque chose de bon et de fragile en vous. Soyez vigilante. Ceux qui tirent les ficelles de cette histoire n’ont pas duré quarante années pour rien.
Sarah remercia l’ancien directeur, puis sortit pour regagner sa voiture. Elle démarra à toute vitesse.
– 10 –
Il était aux alentours de midi, mais il aurait pu être 4 heures du matin. La chape de plomb qui recouvrait le ciel avait obligé la municipalité d’Oslo à laisser les lampadaires allumés. Mais leur lueur parvenait à peine à percer la barrière du brouillard.