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— Ma vie est foutue, se lamenta l’infirmier d’une voix triste. J’ai tout perdu…

— Le nom, c’est la condition pour la protection de votre famille.

Leonard Sandvik baissa la tête en laissant échapper un long soupir.

— Il s’appelait… Adam Clarence, il était français et travaillait pour le laboratoire Gentix.

– 11 –

Le vieil homme s’éveilla en sursaut, le visage poisseux de sueur, le cœur encore affolé par son cauchemar.

Il reprit lentement sa respiration et tourna la tête vers la fenêtre de sa chambre. Le soleil filtrait à travers les feuillages du grand tilleul dont les branches montaient jusqu’à sa fenêtre. Une brise intermittente berçait les ramures dans un murmure apaisant, à peine troublé par le chant des cigales.

— Tout va bien. Nous sommes le lundi 15 février. Vous êtes chez vous et je m’occupe de tout.

Une jeune femme blonde lui souriait avec bienveillance en lui tenant la main.

Le vieil homme acquiesça d’un battement de cils. Il ne pouvait guère faire plus. Alité depuis deux ans, il survivait sous assistance respiratoire et ne se nourrissait plus que par intraveineuse. Il regarda sa chambre, vaste, au plafond haut sculpté de moulures, et, parmi les quelques tableaux qui ornaient les murs, il s’attarda sur sa toile préférée. Une copie quasi parfaite du Pouchkine de Piotr Kontchalovski. Le poète tenait une plume à la main, qu’il portait à sa bouche, comme si le verbe créateur allait souffler sur ses écrits.

— Vous l’aimez, ce tableau, hein ? suggéra l’infirmière en enroulant un bracelet en Velcro autour du bras de son patient. Il vous rappelle votre pays ?

Si tu savais le sang qui a été versé pour l’obtenir, ma pauvre fille, pensa Lazar. Si tu savais qui tu soignes, tu t’enfuirais en courant. À moins que tu ne sois comme toutes ces femmes de truand que j’ai côtoyées et qui font semblant de ne pas savoir, pourvu qu’elles aient le confort.

— 6.3, c’est mieux qu’hier, dit l’infirmière d’un ton enjoué.

— C’est mauvais, mais vous devez me faire vivre jusqu’à ce que je retrouve ceux qui m’ont fait ça, c’est clair ?

La voix était brûlée et se transforma vite en quinte de toux. L’infirmière s’approcha, prévenante.

— Calmez-vous ou vous allez vraiment vous faire du mal.

— Regardez ce qu’ils… ont fait de moi ! éructa Lazar.

Sur sa table de nuit encombrée de boîtes de médicaments dépassait le cadre d’une photo en noir et blanc d’un jeune homme au costume ajusté, la figure ciselée du premier de la classe, le regard perçant et l’allure fière. L’infirmière ne put s’empêcher de penser qu’à l’époque, elle l’aurait trouvé parfaitement séduisant, presque magnétique.

Aujourd’hui, Lazar n’était plus qu’un corps de souffrance blafard presque jaune, dont la vieillesse n’était pas seule responsable de son état morbide. Les rides contractées de son front trahissaient un visage qui avait trop souvent grimacé de douleur. Ses mains en permanence recroquevillées, comme crispées autour d’une barre invisible, gardaient le souvenir de supplices que ni les cris ni les implorations n’avaient fait cesser. Et le voile blanc qui floutait son regard était celui d’un homme qui semblait avoir désiré la cécité pour s’épargner le spectacle de ses propres tourments.

Pourtant, au fond de ses yeux laiteux luisait encore quelque chose. La seule chose qui le maintenait en vie : la haine.

— Ils en essayaient plusieurs… expira-t-il de sa voix râpeuse en agrippant le bras de son infirmière. Et quand ils en trouvaient un qui tenait le choc, alors ils le marquaient comme une bête. Parce qu’ils savaient que celui-là allait résister à leur machine. Qu’ils allaient pouvoir lui faire subir leur putain d’expérience jusqu’au bout… Et moi j’ai tenu. Pas parce que je le voulais, mais parce que j’avais été entraîné à ça. Alors, comme un con, j’ai fait partie des rares, des très rares élus. J’ai été le deuxième et certainement le dernier…

D’un geste mécanique, Lazar porta sa main crochue à son front et se gratta avec frénésie, le regard brûlant d’une fièvre méchante.

— Et on n’a jamais su pourquoi ils nous faisaient ça ! Et je crèverai pas avant de leur avoir fait cracher la vérité !

— Arrêtez, vous allez vous mettre à sang !

D’un mouvement doux, l’infirmière repoussa le bras du vieil homme et lui caressa le front. Elle décolla ses cheveux, puis se saisit d’un tube de crème qu’elle appliqua sur l’épaisse cicatrice rougie en forme de 488.

— Voilà, ça va aller mieux, vous devriez mang…

Elle s’arrêta au milieu de sa phrase, interrompue par la cloche de la maison.

— Vous attendez quelqu’un ?

Surpris lui aussi, Lazar consulta l’écran de contrôle placé à côté de son lit. En voyant son patient faire un effort surhumain pour se redresser tout seul, l’infirmière comprit que quelque chose d’important se passait.

— Aidez-moi !

L’infirmière l’aida, lui plaçant un gros coussin derrière le dos, puis il appuya sur le bouton commandant l’ouverture de la porte d’entrée.

— Allez les chercher, et guidez-les jusqu’à moi. Ensuite, partez.

— Qui est-ce ?

— Dépêchez-vous !

Une minute plus tard, deux hommes au visage taillé au burin et aux mains épaisses s’avancèrent dans la chambre. Le premier, petit, les cheveux noirs et affublé d’une barbichette, mastiquait un chewing-gum en auscultant la pièce dans laquelle il venait d’entrer. Derrière lui, un grand type tout en épaisseur, glabre et à la mâchoire prognathe, surveilla l’infirmière qui se retirait. Malgré leurs différences physiques, les deux hommes avaient en commun ce regard d’indifférence et de mépris pour la vie.

Lazar les scruta.

— Alors ? Vous avez trouvé quelque chose ?

Le plus fin des deux gaillards remonta ses manches en soufflant, éreinté de chaleur.

— Il fait chaud dans votre sud de la France.

Il avait un accent des pays de l’Est.

— Cela change de Moscou, camarade, répondit Lazar de sa voix éraillée.

L’homme eut un petit sourire et regarda autour de lui, semblant faire le calcul des biens qui ornaient la pièce. Lazar patienta en silence avec une fébrilité qui mettait son cœur à rude épreuve.

— Le LS 34 a été balancé sur le marché noir, dit soudainement le plus petit des deux malfrats.

Lazar tressaillit. Enfin. Après toutes ces années, la phrase qu’il attendait le plus au monde avait été prononcée.

— Où ? Qui ?

— Un de nos contacts a remonté la source jusqu’en Norvège, à l’hôpital psychiatrique de Gaustad. La femme d’un infirmier qui cherchait à se faire de l’argent en revendant le produit après la mort du patient qui le consommait.

— Il est donc mort, dit Lazar, ému. Je suis le dernier. D’où venait le LS 34 ?

— Heureusement pour nous, la femme était bien au courant du trafic de son mari.

— Avec ce que ça lui rapportait, elle pouvait, ricana le malfaiteur aux larges épaules.

— Bref, son mari lui racontait tout et elle a rapidement parlé pour sauver sa peau et celle de sa fille. Elle nous a donné l’adresse du laboratoire qui fournissait son mari. Il est en France, en région parisienne : Gentix.

— Gentix, répéta Lazar les yeux écarquillés, comme s’il vivait un rêve éveillé.

Après toutes ces années de recherche, il tenait enfin une piste pour retrouver ses bourreaux et leur faire cracher la réponse qu’il attendait pour mourir.