— C’est ce qui m’intrigue.
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
— Votre frère vous avait-il parlé de quelque chose d’anormal qu’il aurait découvert dans le cadre de son travail chez Gentix ? Ou auriez-vous perçu un changement dans son comportement dans les jours qui ont précédé son accident ?
Christopher se frotta le front.
— Non, non… on était pourtant très proches avec Adam. Je connaissais à peu près toute sa vie et il connaissait la mienne. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu l’impression qu’il me cachait quelque chose.
— Réfléchissez bien.
— Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous soupçonnez Adam d’avoir tué le patient sur lequel vous enquêtez ? Ou bien, je ne sais pas, que la mort de mon frère est liée d’une façon ou d’une autre à la victime de… votre hôpital psychiatrique ?
Sarah ne répondit pas.
— Quelle était la personnalité d’Adam ?
— Attendez, lança Christopher, levant les mains en signe d’apaisement. Je ne vais pas tout vous déballer sans en savoir un minimum. On parle de mon frère, pas de n’importe qui…
— La mort de votre frère n’est peut-être pas un accident, monsieur Clarence.
— Quoi ?
La main sur le front, Christopher eut l’impression qu’on ouvrait les cicatrices de son deuil d’un coup de couteau dans le ventre.
Sarah savait l’effet que sa révélation allait provoquer et le regretta. Car même si, a priori, elle n’appréciait guère cet homme, elle n’avait aucune raison de le faire souffrir.
— Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? chuchota Christopher en pensant soudain que Simon pouvait les entendre.
Sarah remarqua qu’il jetait un œil vers le couloir. Elle fit le rapprochement avec les jouets aperçus en entrant et adopta à son tour une tonalité plus basse.
— Je sais que cela remet en cause tout le travail de deuil que vous avez déjà effectué, reprit Sarah à mi-voix avant de poser les avant-bras sur ses genoux.
Si chamboulé soit-il par ce qu’il venait d’apprendre, Christopher n’en fut pas moins surpris de remarquer que l’inspectrice avait baissé la voix en comprenant certainement qu’un enfant dormait dans la chambre du fond. Il s’attendait à tout sauf à de la délicatesse de la part d’une femme en apparence si distante.
— Mais la vérité est celle-ci, poursuivit Sarah en fixant Christopher : votre frère a été la seule personne, en plus de trente ans, à rendre visite à la victime, un patient soumis à un traitement interdit depuis la fin des années soixante-dix, et, une semaine après son retour en France, il est mort dans un accident de voiture. Je n’ai pas l’autorisation de vous parler des autres éléments de l’enquête. Mais tout laisse à penser qu’en se rendant à Gaustad, Adam a découvert quelque chose qui a dérangé certaines personnes. Et qu’il l’a payé de sa vie.
Abasourdi, Christopher s’adossa contre son canapé en se passant une main sur le visage.
— Écoutez, le truc qui cloche dans votre histoire, c’est qu’Adam est vraiment mort dans un accident de voiture. Un pur et bête accident de la route dû, vous savez à quoi ? À la vitesse.
Sarah pensa évidemment au suicide. Mais pourquoi entraîner sa femme dans la mort ?
— Comment cela s’est-il passé ?
Christopher laissa échapper un long soupir. Sarah le regardait, sans pression, comme si elle avait l’éternité devant elle pour lui donner le temps de répondre.
— Adam et Nathalie étaient chez des amis pour dîner. Ils avaient laissé Simon avec une baby-sitter, dit Christopher en faisant un geste inconscient vers le fond du couloir. Et puis à un moment, la jeune fille a appelé, affolée. Simon n’arrêtait pas de vomir, il était très mal. Adam et Nathalie sont rentrés en panique et… c’est là que l’accident a eu lieu. Adam a perdu le contrôle du véhicule dans un virage. La voiture a percuté un arbre. Ils sont morts tous les deux sur le coup.
On entendait à peine le bruit de la circulation sur le boulevard Saint-Germain. Sarah venait de comprendre qui était l’enfant qui dormait dans la chambre du fond et pourquoi Christopher avait dû partir en hâte à la fin de sa conférence. En un instant, tous ses a priori sur le frère d’Adam Clarence volèrent en éclats. Profitant du moment de recueillement de Christopher, elle prit le temps de poser sur lui un regard neuf. À la fois admiratif et compatissant.
— Qui aurait pu en vouloir à mon frère ? demanda brutalement Christopher. Il me l’aurait dit s’il s’était senti menacé…
— Je ne sais pas encore. Vous n’en avez aucune idée ?
— Non, pas la moindre. Le seul truc qui me chiffonne… c’est qu’en y réfléchissant, je ne me souviens pas qu’Adam m’ait parlé de ce voyage en Norvège alors qu’il avait l’habitude de m’informer de chacun de ses déplacements… Pourquoi est-ce qu’il ne m’aurait rien dit, cette fois ?
Christopher commençait à douter. Et si l’accident d’Adam avait vraiment été provoqué ? Mais comment ? Pourquoi et par qui ?
— Inspectrice, il faut que vous m’en disiez plus.
— Pour ça, je vais avoir besoin de votre aide. Et ça risque de ne pas être… très facile à vivre.
— C’est-à-dire ?
— Reste-t-il des affaires d’Adam ?
— Oui, chez mes parents. Ma mère a rangé tout ce qui lui appartenait dans la chambre qu’il occupait quand nous étions enfants. Comme ça, ça peut paraître un peu dingo, mais elle ne s’en remet pas…
— Je peux avoir l’adresse de vos parents ?
Christopher nota les informations sur un Post-it qu’il décolla d’un bloc rangé sous la table basse.
— Et vous allez vous pointer chez eux et demander à fouiller leur maison ? Vous avez le droit de perquisitionner comme ça, en venant de l’étranger ?
— Vous pensez que vos parents n’ont pas envie d’apprendre la vérité sur la mort de leur fils ?
— Ma mère, si. Mais je connais mon père, et il ne veut plus parler de tout ça. Il va vous claquer la porte au nez.
— Vous proposez quoi ?
— Demain midi, il est prévu que j’aille déjeuner chez mes parents avec Simon. Je vais moi-même fouiller les affaires de mon frère et je vous dirai ce que j’y ai trouvé.
Sarah n’avait pas le choix. Si elle voulait procéder autrement, elle devrait faire appel à la police française et elle n’avait aucune envie de se lancer dans un processus administratif qui n’aboutirait, s’il aboutissait, que dans plusieurs jours ou plusieurs semaines.
— À demain alors, dit Sarah en prenant le chemin de la sortie. Je me lève tôt et je dors peu. Appelez à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, voici mon numéro, dit-elle en lui tendant sa carte. Faites vite.
Christopher acquiesça et, sans s’en rendre compte, tendit la main. Il avait envie de matérialiser une espèce de lien physique avec cette femme qui voulait tant connaître la vérité sur la mort de son frère.
Sarah hésita. Jamais elle ne serrait la main dans le cadre de son travail. Mais à son tour, son instinct fut plus rapide. Leurs mains se touchèrent. Sarah sentit une poigne chaude et ferme sans être écrasante. Christopher trouva une main fine à la peau douce, mais dont la pression lui rappela qu’il avait aussi affaire à une femme de caractère.
— À demain, dit-il en repliant le bras.
Christopher alla s’asseoir sur son canapé, bouleversé. La mort de son frère avait été un tel choc pour la famille. Ses parents, Simon et lui-même s’en relevaient à peine. Et à la souffrance s’ajoutait désormais le doute.
Il entra sans bruit dans la chambre de Simon et fut soulagé de constater que le petit garçon dormait sur le côté, le sweat-shirt de son père serré contre sa poitrine qui se soulevait paisiblement au rythme de sa respiration.