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Christopher éteignit la veilleuse et sortit de la chambre, sachant qu’il ne trouverait pas le sommeil de la nuit.

– 15 –

Assis derrière le volant dans le parking en sous-sol, Christopher se sentait nauséeux et épuisé. Il ne s’était endormi qu’au tout petit matin, une heure à peine avant que Simon ne le réveille. Le reste de la nuit n’avait été fait que de pensées obsédantes qui avaient tourné en boucle dans sa tête : pourquoi Adam ne lui avait-il pas parlé de ce voyage en Norvège ? Qu’avait-il découvert là-bas ? Avait-il vraiment été assassiné ? L’hypothèse lui semblait tellement absurde.

— Tu vas vomir ?

Assis à l’arrière, Simon commençait à s’impatienter.

— Pourquoi, tu veux voir ce que j’ai mangé ce matin ?

— Bahhh, c’est dégoûtant.

Christopher sourit et démarra la voiture. Même si cela lui en coûtait d’avoir l’air détendu, il devait tout faire pour éviter à Simon de s’inquiéter. Il lança donc une conversation ludique en demandant à Simon quel était son personnage historique préféré et pourquoi. Il enchaîna sur les personnages de dessin animé et conclut sur les princesses de Disney en forçant Simon à répondre malgré ses protestations.

Quand ils arrivèrent devant la maison meulière vieillotte des grands-parents à Rosny-sous-Bois, Christopher reçut un texto.

Au cas où vous auriez oublié mon numéro. Appelez-moi dès que vous avez quelque chose, même si ça vous paraît inutile. Sarah

Je vous appelle dans moins d’une heure. Christopher

— C’est qui ? demanda Simon en détachant sa ceinture.

— Le travail, le travail.

Et il sortit rapidement pour ouvrir la portière arrière.

— Ah oui, au fait, Simon, j’ai eu énormément de boulot cette semaine, alors je vais aller me reposer un peu pendant le déjeuner. OK ?

— Tu vas vomir si tu manges, c’est ça ?

— Non, mais je mangerai mieux après avoir dormi un peu.

— OK !

— Allez, va dire bonjour à mamie.

Le petit garçon bondit hors de la voiture et courut sur le chemin de cailloux blancs jusque vers sa grand-mère qui venait de sortir sur le pas de la porte, son tablier de cuisine autour du cou. Elle ouvrit les bras et embrassa son petit-fils comme si elle ne l’avait pas vu depuis un an, alors qu’il venait déjeuner tous les dimanches. Puis le garçon entra dans la maison en appelant son grand-père.

Christopher s’approcha à son tour.

— Bonjour, maman, dit-il en la serrant affectueusement dans ses bras.

— Bonjour, mon chéri. Regarde-moi un peu… j’ai l’impression que t’as maigri. Si j’avais su, j’aurais fait plus à manger !

— Ah là là, catastrophe ! Ça va mériter une sérieuse séance de confession à l’église dès demain, ce genre d’erreur !

— Arrête de te moquer ! répliqua sa mère en bougonnant gentiment. Tu sais, si je n’avais pas la foi, je ne sais pas comment je tiendrais depuis… depuis la mort d’Adam. Au moins, là, je me dis qu’il est quelque part et qu’il est bien.

Christopher approuva en regardant sa mère d’un air affectueux.

C’était une femme d’une soixantaine d’années, aux cheveux bruns mis en plis et au visage un peu pâteux qui inspirait la confiance et le réconfort. De nature discrète et généreuse, elle faisait partie des chrétiens qui trouvent dans la religion non pas une force supérieure à laquelle se soumettre, mais une façon d’exprimer au mieux leur profonde humanité. Enfant, Christopher avait adhéré à cette croyance. Mais lorsque ses camarades de catéchisme lui avaient demandé ce qu’il avait commandé comme cadeau pour sa communion, il avait commencé à questionner le sens de sa démarche. C’est d’ailleurs de cette époque qu’il datait la naissance du scepticisme qui allait devenir son mode de pensée.

À la suite de sa décision, son père s’était même mis en colère, mais sa mère était parvenue à l’apaiser pour laisser à son fils le choix de sa vie. Elle lui avait dit : « Crois en ce que tu veux, tant que tu es gentil. »

— Simon a l’air de bien aller, confia la mère de Christopher.

— Ça dépend des jours, mais, en ce moment, ça va. En tout cas la journée. Le soir, il est, disons, plus pensif.

Ils entrèrent dans la maison et Christopher y retrouva l’odeur immuable de soupe qui flottait en permanence dans l’air et le tic-tac régulier de la vieille horloge avec laquelle il avait grandi. Comme à son habitude, son père était assis dans son fauteuil, en train de replier son journal pour accueillir Simon qui arrivait vers lui en courant.

— J’ai faim, lança le petit garçon en entourant son grand-père pour poser la tête sur son ventre.

— Ça tombe bien, moi aussi, lui répondit son grand-père en l’attrapant par la taille pour faire semblant de le manger.

Simon se mit à crier tout en riant à gorge déployée. Edward le reposa à terre et se leva en poussant un long soupir.

— Ah, les enfants. Heureusement que vous étiez plus calmes avec ton frère, dit-il sans pour autant tourner la tête vers son fils.

Christopher faillit lui répondre qu’ils avaient surtout rapidement compris qu’ils se prenaient une claque s’ils faisaient trop de bruit. Mais il s’abstint. Depuis la mort d’Adam, l’heure n’était plus aux règlements de comptes. Même si, une fois de plus, Edward ne se déplaça pas pour saluer son fils et se dirigea directement vers la table de la salle à manger.

— Bon, on déjeune, Marguerite !

— Il est tellement content de voir son petit-fils, s’excusa Marguerite en voyant la déception de Christopher. Ne lui en veux pas.

— T’inquiète…

Christopher observa son père tandis que celui-ci prenait la direction de la table du salon d’un pas alerte pour un homme de soixante-quinze ans qui avait subi un infarctus il y a quelques années.

Mais à bien y regarder, il lui sembla que le visage ridé et un peu buté de son père s’était encore plus recroquevillé sur lui-même. Comme s’il passait son temps à froncer les sourcils et à se triturer la peau dans de profondes réflexions. Souffrait-il plus qu’il ne le laissait voir de la mort de son fils ? Si c’était le cas, il aurait préféré mourir que de l’avouer.

— Et toi, comment tu vas ? demanda Marguerite à Christopher en rejoignant la cuisine.

— Écoute, justement, je suis un peu fatigué. J’ai eu plusieurs conférences cette semaine et Simon a fait quelques cauchemars qui ont rendu les nuits compliquées. Donc, exceptionnellement, j’aimerais vous laisser déjeuner et aller me reposer un peu là-haut.

— Où ça là-haut ?

— Dans la chambre d’Adam.

La mère de Christopher reposa le plat qu’elle s’apprêtait à emporter dans la salle à manger. Ses yeux se voilèrent.

À son tour, Christopher sentit la peine nouer sa gorge et il serra sa mère dans ses bras.

— Je suis désolé, je ne voulais pas…

— Non, non, ne dis pas ça, je suis heureuse que tu ailles dans la chambre de ton frère. J’ai essayé de la garder intacte. Tu trouveras quelques-uns de ses vêtements dans l’armoire et puis des cartons de différentes choses. Dont un de livres qui étaient empilés à côté de sa table de nuit. Je me suis dit que c’étaient les derniers qu’il avait touchés, alors je les ai gardés. Mais j’ai revendu tous les autres.

Christopher hocha la tête, à la fois ému et un peu inquiet du caractère sacré que sa mère conférait aux affaires de son fils.

— Je sais combien vous vous aimiez, ajouta-t-elle. Vas-y, on s’occupe de Simon.