Sarah lui emboîta le pas, éclairée par l’effet stroboscopique des gyrophares et de quelques lumières filtrant des fenêtres de l’hôpital.
Les semelles de ses bottes écrasaient avec prudence la poudreuse lorsqu’une lamentation jaillit d’une des fenêtres éteintes du premier étage.
— Et bah… souffla le légiste alors que Sarah venait de le rejoindre. Je passe ma vie avec des morts, mais, très honnêtement, je ne sais pas si j’aurais eu le cran de travailler dans un asile. Surtout celui-ci…
Lors de ses études de psychologie criminelle, Sarah avait effectivement appris que l’établissement de Gaustad détenait le sinistre record d’Europe de lobotomies. Dans les années quarante, trois cents patients y en avaient subi une. À l’époque, on pensait que l’on pouvait soulager les personnes atteintes de schizophrénie, d’épilepsie ou de dépression en sectionnant une partie des fibres nerveuses de leur cerveau.
Sarah se rappelait le processus barbare consistant à insérer la pointe d’un pic à glace vers le haut, entre le globe oculaire et la paupière, jusqu’à ce qu’il cogne sur la paroi osseuse. D’un coup de marteau, le praticien lui faisait traverser la boîte crânienne pour pénétrer dans le lobe frontal du cerveau. Il s’emparait alors des poignées dont était muni le pic à glace et exécutait des mouvements de balayage qui tranchaient une partie des terminaisons nerveuses. Dans la majorité des cas, le malade était uniquement sous anesthésie locale et perdait connaissance soit de douleur, soit à la suite des convulsions provoquées par l’ablation de ses fibres nerveuses.
Certains patients décédaient au cours de l’opération, et ceux qui se réveillaient étaient condamnés à un état végétatif, sans plus aucune imagination, curiosité ou envie. Mais pour les médecins, ils étaient guéris. Leur agressivité ou les crises qui les faisaient tant souffrir avaient effectivement disparu. Et on renvoyait chez eux ces individus qui ne représentaient plus aucun risque pour la société.
Sarah avait appris plus tard que le gouvernement américain de l’époque avait vu dans cette opération une solution pour diminuer le temps de séjour des malades mentaux dans les hôpitaux, et par conséquent une source d’économie budgétaire. Il avait donc officiellement encouragé la lobotomie.
Pressée d’entrer dans cet hôpital pour en ressortir au plus vite, Sarah accéléra le pas et distança le légiste, moins agile qu’elle. En passant sous l’ogive sculptée du porche d’entrée, elle eut l’impression de franchir le seuil d’une église.
Refoulant autant que possible la peur qui montait en elle, elle poussa résolument l’un des doubles battants en bois ouvragé de la porte d’entrée et pénétra dans un hall d’une hauteur de cathédrale. En face d’elle, à une vingtaine de pas, un imposant comptoir d’accueil en acajou à gauche duquel s’élevait un escalier circulaire. Tout au fond du hall, dans l’axe de l’accueil, une porte vitrée derrière laquelle on apercevait des silhouettes vêtues de blouses blanches. Et, partout dans l’air, une entêtante odeur de détergent.
Une hôtesse d’accueil s’était levée à l’arrivée des visiteurs. Elle devait tout juste cumuler une vingtaine d’années et son sourire déplacé en de telles circonstances trahissait son manque évident d’expérience.
Sarah traversa le vestibule, les talons de ses bottes martelant le carrelage usé en damier de marbre blanc et noir. De façon aussi froide que l’avait été sa démarche, elle présenta sa carte d’inspectrice du Service national des enquêtes criminelles.
— Bonjour, madame… Geran… pardon, Geringën. Le professeur Hans Grund est dans son bureau, il vous attend, déclara la jeune femme avant d’entamer un geste d’accompagnement vers l’escalier.
— Dites-lui de descendre.
Le légiste, qui avait suivi Sarah, adressa un sourire gêné à l’hôtesse.
— Bien… je… je l’appelle, répondit-elle en se rasseyant pour composer un numéro sur le cadran de son téléphone.
Sarah affina son observation du hall et comprit que la forte odeur de produits d’entretien n’était pas seule responsable de son inconfort. L’hôpital semblait figé dans le passé. Tant et si bien que, sans l’écran d’ordinateur qui dépassait du meuble de l’accueil, on aurait pu se croire à la fin du XIXe siècle. Les marches de l’escalier, lui aussi en bois d’acajou, étaient patinées, le plafond voûté s’élevait à la façon d’une coupole de chapelle et le sol en damier achevait de dater le lieu au siècle précédent.
Sarah aperçut du mouvement derrière la porte vitrée située au fond du hall. Du personnel installait à des tables des individus en tenue vert pâle. Parmi l’un deux se trouvait probablement celui que Sarah avait entendu pousser ce cri déchirant alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans l’hôpital. Était-ce ce petit homme voûté aux mouvements vifs et au regard fuyant, ce jeune garçon élancé à la démarche pataude et endormie, ou cette femme ? Elle devait avoir une quarantaine d’années. Elle était isolée à une table vide, l’air sombre, les cheveux emmêlés, les joues creuses. Sarah croisa son regard et n’y décerna aucune folie, seulement de la solitude et de la détresse.
Sarah sentit ses yeux brûler de larmes refoulées et détourna le regard juste avant qu’une voix l’interpelle.
La femme la considéra un instant, puis se détourna.
— Inspectrice Geringën !
La porte blindée qui donnait sur le hall venait de s’ouvrir sur un homme d’une quarantaine d’années, le menton cerclé d’une barbe rousse. Il portait la chemisette bleu clair aux épaulettes noires de la police et se dirigeait vers Sarah d’une démarche alerte.
— Officier Dorn. C’est moi qui vous ai appelée, déclara l’homme dont Sarah remarqua les cernes et l’air préoccupé.
C’était bien lui qu’elle avait reconnu quand elle avait reçu l’appel. Un jour, il avait fait venir ses jumelles rousses au commissariat pour leur faire visiter l’établissement. Elle avait apprécié le soin qu’il prenait à leur expliquer avec des mots appropriés les responsabilités de chacun.
Sarah le salua d’un mouvement de tête et attendit qu’il poursuive. L’officier connaissait la réputation de l’inspectrice et ne fut pas étonné de son silence. Il savait aussi qu’elle ne s’embarrassait pas de politesses et attendait qu’on aille droit au but.
Il jeta un coup d’œil en direction de l’hôtesse derrière l’accueil et parla à voix basse. À leurs côtés, le légiste tendit l’oreille.
— Donc, à 5 h 23 ce matin, on a reçu un appel d’Aymeric Grost, le gardien de nuit de l’hôpital. Il avait l’air nerveux et parlait de manière confuse. Il nous a expliqué qu’un des patients de l’asile s’était suicidé. Son directeur était injoignable, alors il avait pris la responsabilité de nous appeler. Quand on est arrivés, il avait l’air désolé. Il nous a expliqué qu’on était certainement venus pour rien. Que le patient était mort d’une simple crise cardiaque.
Sarah fronça les sourcils.
— Pourquoi a-t-il parlé de suicide alors ?
— En fait, il était dans la salle vidéo en train de surveiller les écrans. Et puis tout d’un coup, il a vu un des patients s’agripper le cou et se tortiller dans tous les sens jusqu’à ce qu’il arrête de bouger. Il a cherché à joindre les deux infirmiers de garde qui n’ont pas répondu, puis le directeur, injoignable lui aussi. Alors, il a appelé au commissariat et a décrit ce qu’il avait vu en disant qu’un patient venait de se suicider sous ses yeux.
— Les deux infirmiers ont confirmé cette version ? demanda Sarah.