— Je vais chercher la seconde clé du coffre de votre frère, monsieur Clarence, afin de procéder à l’ouverture, dit le réceptionniste. Si vous voulez bien patienter ici, je n’en ai que pour quelques secondes.
L’employé s’éclipsa par une petite porte et Christopher prit place sur l’un des canapés. Cette attente l’angoissa un peu plus. Il n’en revenait pas qu’Adam ait prévu une procuration pour lui. S’il l’avait fait, c’est qu’il se sentait menacé. Christopher chercha sa respiration. Le danger devenait de plus en plus palpable. Il pensa à Simon.
— Ça va, monsieur Clarence ? Vous voulez un verre d’eau ?
Le réceptionniste revenait à l’instant et regardait Christopher d’un air soucieux.
— Non, ça ira, répondit Christopher en se passant une main sur le visage. Allons-y.
Il se leva et attendit que l’employé de banque déverrouille la porte blindée. L’épais cercle de métal s’ouvrit sur une chambre forte éclairée d’un néon. Au centre luisait une table en inox.
— Le coffre de votre frère est donc le numéro 302, dit le réceptionniste en désignant un emplacement en hauteur. Enclenchez la clé dans la serrure gauche et je vais faire de même dans la droite.
Christopher inséra la clé et tourna au signal de l’employé. On entendit un déclic et la porte rectangulaire s’entrouvrit, dévoilant la poignée d’un coffret en métal qu’il fallait tirer comme un tiroir escamotable.
— Prenez le temps qu’il vous faut, dit le réceptionniste. Quand vous aurez terminé, replacez votre coffre et appuyez sur ce bouton rouge près de l’interphone pour sortir.
Le réceptionniste parti, Christopher fit glisser le boîtier de métal et le déposa sur la table. Puis il souleva le couvercle.
Sous la lumière blafarde apparut une enveloppe épaisse de format A4. Le coffre ne contenait rien d’autre.
À la fois inquiet et ému, Christopher plongea la main à l’intérieur de l’enveloppe et en retira une liasse de feuilles et une plus petite enveloppe blanche et vierge.
Il commença par examiner le paquet de feuilles.
On y voyait des textes très probablement tapés sur une vieille machine à écrire.
Il s’agissait visiblement d’un mémo classé top secret datant du 13 octobre 1963 – en pleine guerre froide, songea Christopher – rédigé en anglais et intitulé « Éléments projet 488 / MK-Ultra ». Il émanait d’un certain Nathaniel Evans et était adressé à Charles Parquérin. Christopher reconnut immédiatement le nom du P-DG de Gentix, dont son frère lui avait souvent parlé, notamment pour lui dire que les employés ne le voyaient jamais et que certains étaient même convaincus qu’il était mort. En revanche, Nathaniel Evans ne lui disait absolument rien. Il lut le mémo.
I. Nous vous rappelons l’indispensable livraison des doses de LS 34 à la date convenue. Un membre de l’US Air Force prendra directement contact avec vous afin que les produits soient acheminés vers la base en marge des circuits officiels.
II. Afin d’assurer la continuité des expériences, nous sollicitons votre appui dans le recrutement d’éléments tests. Veillez à ce que ces derniers soient des individus isolés, dont l’absence prolongée ou définitive n’attirera pas l’attention. En aucun cas ils ne doivent être informés des objectifs de nos expériences, sous peine de faire échouer le process.
Christopher reposa le document d’une main hésitante, une goutte de sueur glissant le long de son dos. Tout ce qu’il venait de lire lui semblait irréel. Et plus que tout le papier à en-tête siglé de la Central Intelligence Agency. La CIA.
Jusqu’ici, il avait nourri le secret espoir que toute cette histoire soit finalement une méprise.
Mais cette fois, il tenait entre les mains des preuves de pratiques médicales illégales et inhumaines, menées dans les années soixante, en secret, par la plus puissante des agences de renseignements au monde. Et cela en collaboration avec le laboratoire Gentix qui employait Adam. Le tout, semblait-il, dans le cadre d’un programme de recherche militaire pour des applications touchant à la biologie et au cerveau. D’ailleurs, le titre MK-Ultra lui rappelait quelque chose. Mais il était encore trop ébranlé pour se concentrer sur ses souvenirs.
Il massa sa nuque raide et essuya de nouveau ses paumes moites sur son jean. Puis il étudia les trois autres documents.
D’apparence beaucoup plus récente et datés du 25 août 2003, les deux premiers étaient des bons de commande de Gentix à deux sociétés différentes. L’un était destiné à une entreprise céréalière pour l’acquisition de dix kilos de Claviceps purpurea, substance que Christopher connaissait depuis ses enquêtes sur le trafic de drogue et que l’on appelait plus communément ergot de seigle. L’autre était adressé à une ferme domiciliée en Champagne-Ardenne et confirmait la commande de cinq kilos de pieds de pavot.
En marge de ces documents, Adam avait noté un commentaire éloquent : « Aucune de ces deux substances n’entre dans la composition de nos produits. Utilisation ? Dépense inutile ? À vérifier. » D’une autre couleur, comme si le commentaire avait été ajouté plus tard, on pouvait lire : « Fabrication LS 34 : interdit ! »
Sur la troisième feuille avait été photocopié un relevé des frais de poste de la société Gentix. Le tableau courait sur une dizaine d’années et au minimum trois fois par mois, Adam avait surligné une ligne d’un envoi à 250 euros vers une boîte postale en Norvège. Son commentaire disait « À vérifier ».
Christopher se laissa retomber contre le dossier de son siège, le regard perdu dans le vide. Voilà d’où toute cette affaire avait dû partir. Voilà d’où étaient nés les soupçons de son frère. Adam avait été recruté en tant que directeur financier adjoint de Gentix, avec comme mission principale de maîtriser les coûts de l’entreprise. Or Gentix ne devait pas savoir à quel point Adam était un homme méticuleux qui pouvait passer des heures et des jours à vérifier des détails dont personne ne se souciait. C’était une forme de trouble obsessionnel compulsif chez lui : le besoin d’être sûr de n’avoir rien oublié et d’avoir tout compris.
Les dirigeants avaient certainement imaginé qu’il se pencherait sur les grosses dépenses ou à tout le moins les moyennes et les petites, mais pas les microdépenses.
Mais c’était mal connaître son jusqu’au-boutisme, qu’il tenait d’ailleurs de son père qui, lors de ses rares incursions dans leur éducation, n’avait cessé de les obliger à aller au bout du bout de tout ce qu’ils entreprenaient.
C’est donc à partir de l’audit interne de Gentix qu’Adam avait remonté la piste jusqu’à retrouver le patient de Gaustad. Il avait probablement discrètement intercepté l’un des colis destinés à la Norvège, prélevé un échantillon et fait analyser son contenu, découvrant la production clandestine de LS 34 en interne. En suivant la trace du colis envoyé en Norvège, il était remonté jusqu’à l’hôpital psychiatrique de Gaustad. D’ailleurs, plusieurs photos étaient attachées au dos de ce dernier document et même si elles ne représentaient que des vues extérieures du bâtiment, elles laissaient clairement à penser qu’Adam s’était rendu sur place.
Christopher posa la main sur les deux derniers documents et se retourna pour s’assurer que personne n’était entré dans la chambre forte. Plus il progressait dans les révélations léguées par son frère, plus il avait le sentiment d’être surveillé, menacé. Comme si des tueurs pouvaient débarquer d’une seconde à l’autre pour le supprimer, lui et ses preuves accablantes.