Mal à l’aise et pressé de quitter cette salle métallique et oppressante, il posa sur le côté la petite enveloppe et fit rapidement glisser devant lui une feuille dans un bruissement de papier.
Dessus était dessiné une espèce de schéma sur lequel Christopher reconnut l’écriture penchée de son frère. Quatre grands cercles étaient tracés sur la feuille. Dans le premier était inscrit CIA, dans le second, Ford Foundation, dans le troisième Hôpital de Gaustad. Entre chaque cercle, des flèches et des notes manuscrites expliquaient en détail les liens entre les trois organismes. Au milieu des trois cercles se trouvait un quatrième où était écrit Application militaire souligné trois fois.
En résumé, la Ford Foundation, officiellement la plus grande organisation caritative des États-Unis, avait été selon plusieurs historiens et journalistes l’une des couvertures fétiches de la CIA pour récolter des fonds destinés à financer certaines opérations secrètes durant la guerre froide. Après une minutieuse enquête, une historienne avait même révélé plusieurs rencontres entre Allen Dulles, le directeur de la CIA de l’époque, et le patron de la Ford Foundation pour, disait-elle, la recherche mutuelle de « nouvelles idées ».
Or, constata Christopher en lisant chaque ligne des rigoureuses déductions de son frère, il était clairement établi, à travers plusieurs documents médicaux et financiers, que la Ford Foundation avait apporté un important soutien financier à l’hôpital de Gaustad en Norvège. La CIA semblait tout particulièrement s’intéresser à cet hôpital parce que son directeur de l’époque était un pionnier dans la recherche sur la chirurgie du cerveau, et notamment la lobotomie.
De chacun de ces trois cercles, Ford Foundation, CIA et Gaustad, partait une flèche qui convergeait vers le cercle Application militaire, sous lequel s’alignait une série de questionnements :
Objet des recherches ?
Nature des expériences ?
Résultats ?
Prolongement secret du programme ?
MK-Ultra ?
La bouche sèche, la nuque tendue, Christopher n’en revenait pas. Sur quelle immense affaire son frère avait-il mis la main ? Le journaliste qu’il était se sentait dépassé par l’ampleur de ce qu’il avait sous les yeux.
En se demandant bien ce qu’il allait trouver dans la petite enveloppe, il la décacheta avec précaution et en tira deux feuilles sur lesquelles un texte tapé à l’ordinateur avait été imprimé. Dès les premiers mots, Christopher pâlit et la nausée lui souleva l’estomac.
« Si tu continues à chercher ce qui doit rester caché, tu en paieras le prix : ta femme et ton fils sous tes yeux. Et tu suivras. »
L’autre menace était du même acabit.
« Dernier avertissement. La mort ne sera qu’un cadeau que tu réclameras à genoux pour toi et ta petite famille si tu n’abandonnes pas immédiatement. »
S’il avait fallu une preuve de plus pour croire à l’assassinat de son frère, Christopher la tenait entre ses mains tremblantes de stupéfaction et de rage.
Assommé, il resta immobile, debout sous le néon de la chambre forte dont l’air vibrait d’un lointain bourdonnement électrique. Il prit conscience que le peu de sérénité qu’il avait tenté de construire depuis la mort d’Adam venait de voler en éclats.
En hâte, il rangea tous les documents dans l’enveloppe kraft, replaça le coffre désormais vide dans son emplacement et claqua la porte qui se verrouilla toute seule.
Puis il demanda à ce qu’on le laisse sortir depuis l’interphone. Il adressa un bref signe de remerciement au réceptionniste en faisant son possible pour dissimuler sa fébrilité.
Il passa devant Sarah qui fut presque satisfaite de le voir si pâle et si pressé : il avait forcément trouvé quelque chose.
– 18 –
La porte se referma sur l’habitacle sec et feutré de la voiture. Christopher essuya l’eau qui ruisselait dans ses yeux en laissant échapper un soupir. Puis il tendit l’enveloppe de documents à Sarah.
— Tout y est, preuve de la production de LS 34 par Gentix, menace de mort sur mon frère et… implication de la CIA dans un projet d’expérimentation mentale des années soixante qui devait semble-t-il profiter à l’armée.
Sarah observa Christopher, ses cheveux trempés d’où glissaient les gouttes de pluie sur son front et entre les poils de sa barbe naissante. Son regard avait définitivement perdu son éclat d’ironie et de distance amusée. Il semblait accablé, dépassé et particulièrement soucieux.
Comme pour chacune de ses affaires, Sarah ressentit la douleur et la peine de son témoin. Sauf que cette fois, elle eut envie de l’aider. Plus que les autres. Elle s’avouait de plus en plus l’admiration qu’elle avait pour cet homme.
Pour le bouleversement qu’il avait dû opérer dans sa vie en choisissant d’élever Simon. Tout en lui respirait l’ancien célibataire, libre de ses mouvements, habitué à plaire et à multiplier les conquêtes sans engagement et sans se soucier de l’avenir. Et pourtant, il avait refusé de placer Simon en famille d’accueil ou même chez ses parents. Non, il l’avait pris sous son aile, comme s’il s’agissait de son propre fils. Et si l’on ajoutait ce qu’elle avait vu de lui lors de la conférence, elle était à peu près certaine qu’il était un père de substitution soucieux d’éveiller l’esprit de son enfant adoptif.
Face à Christopher, Sarah venait de comprendre que c’était à cet engagement qu’elle évaluait finalement le véritable courage d’un homme. Non pas à sa capacité à prendre des risques ou à affronter des dangers extrêmes. Mais à la force inouïe dont il devait faire preuve pour trouver un jour la force de devenir le veilleur d’une famille.
— Vous imaginiez que cette affaire remontait si loin ? demanda Christopher alors que Sarah terminait d’examiner le dernier document contenu dans l’enveloppe.
— Vous voulez parler de la CIA ? le relança-t-elle en tapotant un texto.
— La CIA, l’armée américaine, vous vous rendez compte de quoi on parle ? Si vous n’étiez pas flic et là, à côté de moi, j’aurais l’impression que… cela n’arrive pas vraiment.
La pluie continuait de frapper sur le toit et les vitres de la voiture avec l’acharnement du déluge.
Sarah consulta les photos de la façade de l’hôpital de Gaustad.
— Votre frère n’a pas dû être autorisé à entrer dans la cellule du patient 488.
— Pourquoi vous dites ça ?
— Sinon, il aurait forcément pris en photo les graffitis sur les murs.
— Quels graffitis ?
Sarah afficha les clichés sur l’écran de son téléphone et tendit l’appareil à Christopher.
— C’est censé représenter quelque chose ?
— Il s’agit toujours des trois mêmes formes reproduites à l’infini. Regardez bien et vous verrez le contour d’un poisson, d’une flamme et d’un arbre.
Christopher agrandit les photos d’un écart de l’index et du pouce et finit par voir ce que Sarah venait de lui expliquer.
— Oui, je les vois… Mais ça peut vouloir dire quoi ?
— Cela fait partie des mystères de cette enquête…
Christopher essuya les gouttes de pluie qui tombaient dans ses yeux.