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Sarah prit quelques secondes pour assimiler l’hideuse vision et s’accroupit pour observer de plus près les stigmates de strangulation violacés sur le cou boursouflé et fripé de la victime. Elle y distingua nettement des traces de doigts. Malgré son allure de vieillard, le pauvre homme n’avait pas fait semblant.

Thobias Lovsturd entra dans la pièce, revêtu de sa combinaison.

— Alors, ça donne quoi, madame l’inspectrice ?

De son index ganté, Sarah écarta la frange de cheveux gras collés sur le front de la victime. Elle comprit pourquoi l’officier Dorn avait parlé d’une marque bizarre.

Trois cicatrices de la taille d’un demi-doigt chacune mutilaient le front exsangue de la victime. Elles se confondaient presque avec la couleur de la peau, mais un liseré blanc et une légère aspérité permettaient d’en tracer les contours. Mises bout à bout, ces trois marques formaient l’inscription « 488 ».

– 3 –

Le médecin au crâne dégarni s’accroupit à son tour et passa un doigt ganté sur les trois chiffres.

— Ce sont de vieilles cicatrices. Et ça n’a pas été réalisé dans les règles de l’art. Je doute que cet homme ait lui-même demandé à ce qu’on lui grave ça.

Le légiste éclaira les oreilles et les yeux du mort à l’aide d’une lampe.

— Quelques vaisseaux capillaires ont éclaté dans les globes oculaires à la suite d’une compression des voies respiratoires supérieures, mais ils ne sont pas si nombreux. Il n’y a aucun saignement d’oreille, la face est à peine congestionnée…

Puis, l’index et le pouce en forme de pince, le médecin palpa le cou sous la pomme d’Adam.

Sarah remarqua son air dubitatif.

— Et surtout je ne décèle a priori aucune fracture de l’os hyoïde. L’étranglement n’est effectivement pas la cause de la mort.

Le légiste poursuivit son examen en auscultant patiemment les membres du cadavre.

— Je ne vois aucune trace de coup ou de blessure, reprit Thobias, très concentré. À part ces bleus au creux du bras gauche, à l’endroit où on devait le piquer pour ses traitements, précisa le légiste en pointant du doigt les taches violacées sur le haut de l’avant-bras du cadavre. Mais dans un endroit pareil, ça n’est pas anormal… Voilà, pour le moment, c’est à peu près tout ce que je peux dire.

— Alors, la cause de la mort selon vous ? se résolut à demander Sarah.

— Je n’exclus rien, reprit le légiste. Ni même l’empoisonnement accidentel. Je pourrai vous confirmer tout ça après l’expertise toxicologique et l’examen des organes. Si vous y tenez, en tout cas.

— Croisez vos relevés avec ceux des techniciens scientifiques et vérifiez si les traces de doigts sont bien celles de la victime. Puis transportez le corps à l’hôpital et informez-moi des conclusions de l’autopsie.

Thobias approuva avec une moue étonnée.

— Bien vu, les traces de doigts qui pourraient ne pas être celles de la victime, dit-il. C’est ce genre de détail qui fait la différence avec vos collègues…

Sarah n’écouta le compliment que d’une oreille distraite. En attendant les conclusions du légiste, elle espérait que le directeur aurait une explication à lui fournir sur ces chiffres gravés sur le front de la victime.

Elle se redressa, mémorisa une dernière fois la chambre puis sortit.

Un des deux policiers scientifiques venait de quitter la pièce et déposait un sachet en plastique sur un chariot.

— Les relevés d’empreintes sur le corps de la victime, vous les avez faits ? lui demanda Sarah.

— Oui, les bandelettes sont là, répondit le technicien en désignant une boîte en plexiglas étiquetée de la mention « victime ». Et les traces papillaires sont exploitables.

Sarah se retourna vers le légiste pour l’informer, mais il la devança.

— C’est bon, inspectrice, j’ai entendu. Tout ce dont j’ai besoin est là…

Sarah lui répondit d’un signe de la main et jeta ses gants dans un conteneur jaune marqué du logo biorisque. Puis elle retira ses surchaussures qu’elle jeta au même endroit et se retourna une dernière fois vers la chambre de la victime. Quelque chose la dérangeait, mais elle ne parvenait pas à déterminer quoi exactement.

Elle s’attarda de nouveau sur le maigre et triste mobilier – le lit, le lavabo et les toilettes – et comprit ce qui la gênait. Il n’y avait ni serviette ni savon et le lit n’était recouvert par aucun drap. Comme si personne ne vivait vraiment dans cette chambre.

Elle rejoignit le directeur qui l’attendait de l’autre côté de la porte. Il releva ses lunettes sur son nez d’un geste rapide puis écarta les bras, l’air de dire : alors, vous voyez, c’est bien ce que je vous avais dit.

— Où sont les effets de la victime ? demanda Sarah.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas : serviette, draps, vêtements de rechange, brosse à dents, savon…

— Je suis désolé de vous le rappeler, inspectrice, mais nous ne sommes pas dans un hôpital classique, déclara-t-il en la regardant par-dessous ses lunettes. Par conséquent, nous avons l’obligation de priver nos patients de toute tentation suicidaire. Cela me semble aller de soi.

— Le secteur A est réservé aux patients qui ne présentent pas de danger évident pour eux ou pour les autres. Ce sont vos propres paroles, il y a moins de cinq minutes…

Hans Grund lissa sa cravate en secouant la tête, un plissement au coin des lèvres. S’agissait-il d’un geste trahissant le malaise d’un menteur pris en flagrant délit ou le mouvement d’humeur d’un directeur agacé par l’irrévérence d’une inspectrice qui lui faisait perdre son temps ? Sarah était pour le moment incapable de trancher.

— J’ai effectivement dit cela, répondit le directeur en approuvant la remarque de Sarah, mais nous ne sommes pas ici dans une usine à psychiatrie où les malades sont élevés en batterie. En prenant mes fonctions à Gaustad, j’ai mis un point d’honneur à adapter les règles en fonction de chaque cas, et ce, dans un seul but : le bien-être de mes patients. 488, c’est ainsi qu’on l’appelait ici, avait besoin d’un environnement rassurant et calme comme celui de l’aile A où nous sommes actuellement et où les patients ne sont pas agressifs. Mais, en même temps, il pouvait avoir des tendances suicidaires que je ne pouvais ignorer. Pour son cas particulier, j’ai donc opté pour un compromis : le secteur A, mais avec l’équipement des chambres du secteur B.

Hans Grund avait parlé avec plus de calme que Sarah ne l’aurait cru et elle trouva même son discours aussi intelligent que crédible. D’autant qu’elle l’avait vu à l’œuvre avec le patient récalcitrant tout à l’heure et ne pouvait qu’admettre que Hans Grund avait sincèrement l’air soucieux du bien-être de ses patients. Mais d’autres questions chatouillaient encore la curiosité de Sarah.

— Vous le surnommiez 488, mais quel était son vrai nom ?

Hans Grund se frotta le menton d’un air embarrassé.

— Eh bien… je… Comment dire, je l’ignore.

Sarah ne fut cette fois pas assez prompte pour dissimuler son étonnement.

— Oui, je sais, cela paraît improbable, mais je vais vous expliquer pourquoi, se justifia le directeur. Seulement, pas ici. Dans mon bureau, si cela ne vous dérange pas.