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Ils retraversèrent les couloirs qu’ils avaient empruntés pour venir.

— Existe-t-il une vidéosurveillance des chambres ? demanda Sarah.

Hans Grund secoua la tête.

— Oui, mais les caméras n’enregistrent rien. Question d’éthique et de respect de l’intimité, y compris chez les personnes un peu particulières de notre établissement.

Cela faisait partie des informations que Sarah vérifierait plus tard.

— Pourquoi n’étiez-vous pas joignable lorsque votre gardien de nuit vous a appelé ?

— J’étais dans l’avion. Je suis rentré cette nuit d’un séminaire de psychiatrie aux États-Unis. D’ailleurs, pour ne rien vous cacher, je suis en arythmie circadienne, comme on dit dans notre jargon. Donc, ne m’en veuillez pas si je manque parfois d’à-propos.

Ils parvinrent au passage bordé de portes vitrées qui donnaient sur un patio et gravirent l’escalier en colimaçon. Sarah eut cette fois la sensation d’avoir traversé une barrière temporelle la ramenant réellement au XIXe siècle. Un parquet patiné par les années s’étendait tout le long d’un couloir voûté et exigu aux murs blanchis à la chaux, éclairé par des lustres en fer forgé surmontés d’abat-jour en forme de tulipe.

Le directeur ouvrit l’une des nombreuses portes qui ponctuaient ce couloir d’une autre époque.

— C’est ici. Je vous en prie.

Sarah masqua sa surprise en découvrant l’intérieur du bureau.

*

La première comparaison qui lui vint à l’esprit fut celle d’une chapelle royale. En face de l’entrée, à l’autre bout de la pièce, derrière un monumental bureau rappelant un autel, s’élevait une étroite fenêtre encadrée de rideaux qui auraient trouvé leur place sur une scène de théâtre. Au-dessus trônait un crucifix en bois qui guidait le regard vers le haut plafond en croisée d’ogives.

Un calice en argent surmonté d’une patène décorait une alcôve aménagée au centre d’une écrasante bibliothèque contre le mur de gauche. Sur le mur de droite, une place d’honneur avait été réservée à un tableau dont la blancheur cadavérique du sujet principal captait l’attention. Un homme nu, de dos, plongeait une gaffe dans une rivière sombre. Assis de chaque côté du nocher, deux personnages sinistres au visage voilé disparaissaient sous des étoffes drapées.

Le dernier élément de mobilier se composait d’une armoire en bois foncé dont les portes étaient sculptées de figures que Sarah ne pouvait identifier de là où elle était.

Une odeur de cigare froid flottait dans l’air et la grisaille de l’aube neigeuse anéantissait la lumière que diffusait la lampe à abat-jour vert posée sur le bureau.

Le directeur traversa la pièce en foulant un moelleux tapis brodé de figures mythologiques, les yeux dirigés vers le sol, comme s’il réfléchissait à ses prochaines paroles.

— Vous êtes croyante, inspectrice ?

Étonnante question, songea Sarah. D’autant qu’elle n’était pas là pour discuter théologie. Mais pour ne pas décourager cette envie de parler qui pouvait conduire à des confidences plus utiles, elle décida de répondre. Quoique en formulant sa pensée de la façon la plus concise.

— Je pense qu’il est dangereux de préférer croire plutôt que d’avoir envie d’être libre.

Le directeur, qui venait de prendre place derrière son bureau, leva la tête, surpris. Il jouait avec un gros cube à photos en plexiglas.

— Vous devez avoir beaucoup lu ou réfléchi pour formuler une pareille réponse.

— Certes, mais j’aimerais encore mieux lire le dossier du patient.

— Ah oui, c’est ça. Je vous disais que le jetlag me ralentissait le cerveau… et puis, je vous le confesse, cette mort subite me perturbe plus que je ne le laisse paraître auprès de mes employés.

Hans Grund se leva et ouvrit l’armoire en bois située derrière lui. Cette fois, Sarah put identifier les formes sculptées sur les portes. On y reconnaissait des visages grimaçants d’espèces de démons mêlés à des figures angéliques aux visages contrariés.

Le directeur tira un dossier d’une étagère et le tendit à Sarah.

Sarah prit le dossier et s’assit sans que le directeur le lui ait proposé. Elle repoussa derrière son oreille une mèche rousse qui tombait devant ses yeux et ouvrit la chemise en carton.

Elle n’y trouva qu’une dizaine de feuillets répertoriant différents traitements contre l’agressivité reçus par le patient et quelques vagues annotations sur son comportement taciturne. Nulle part il n’était fait mention de son identité ni de la raison de sa présence entre ces murs.

— Vous pouvez m’expliquer ? interrogea Sarah.

Le directeur baissa les yeux et s’éclaircit la gorge.

— Écoutez, je vais être honnête avec vous, je ne sais pas qui est cet homme et ici personne ne le sait. Voilà pourquoi son dossier est si maigre.

— Vous pourriez être plus précis ?

— Cet homme a été interné à Gaustad il y a trente-six ans pour une amnésie rétrograde totale associée à des délires paranoïaques. C’est la police qui l’a conduit ici après l’avoir arrêté pour violences sur la voie publique. Il était incapable de décliner son identité ou de donner le moindre indice permettant de l’identifier.

Sarah rajusta sa posture sur son siège.

— Et donc, en trente-six ans, cet homme n’a jamais rien révélé de plus sur lui ou sur ce qui lui était arrivé ?

Hans Grund répondit d’une moue négative.

— Et personne ne l’a réclamé ?

— Rien. La police a cherché pas mal de temps à faire correspondre l’identité de cet homme avec des déclarations de disparition récentes ou anciennes. Mais ça n’a rien donné. On a nous-mêmes passé plusieurs avis de recherche, personne n’a jamais répondu. Alors, comme cet homme pouvait être dangereux pour lui ou pour les autres, il a été gardé ici… jusqu’à aujourd’hui. Si triste que cela soit, il est arrivé seul, sans mémoire, et il a rendu l’âme seul, sans que lui-même ni personne se souvienne de qui il était.

— À quoi correspondent ces cicatrices en forme de chiffres sur son front ? C’est quand même bizarre, non ?

— J’étais sûr que vous alliez me poser cette question. Il les avait déjà en arrivant ici. Mais on n’a jamais su ce que cela signifiait. Et lui n’a jamais dit d’où ça lui venait.

Sarah aurait pu s’en tenir à cette réponse, rentrer chez elle, attendre le rapport du légiste et classer l’affaire comme mort accidentelle d’un amnésique sans famille. Après tout, elle n’était pas là pour connaître la vie de la victime et s’amuser à déchiffrer une vieille cicatrice. Elle devait juste déterminer s’il s’agissait d’un suicide, d’un homicide ou d’une mort naturelle.

Et pour cela, elle allait devoir bousculer le directeur. Car si tout ce qu’il disait paraissait vrai, Sarah avait le sentiment qu’il était un peu trop installé dans sa zone de confort. Comme si, au fond, elle n’était qu’une employée un peu plus considérée que les autres.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à vous ronger l’ongle jusqu’au sang ?

Sarah surprit un trouble soudain dans les yeux du directeur. Mais ce dernier se reprit aussitôt, comme s’il avait été brièvement gêné par une variation de lumière.

— Cette affaire n’est pas non plus une partie de plaisir. Vous savez comme moi que Gaustad a souffert pendant des années d’une réputation peu reluisante… et si je suis là, c’est pour poursuivre le travail de réhabilitation entamé sous la direction de mon prédécesseur. Ce matin, en descendant de l’avion, quand j’ai su que la police débarquait, je me suis dit que l’affaire allait s’ébruiter et que tous nos efforts allaient être balayés en quelques titres de presse.