Le père Plantat voulut protester.
– Croyez, monsieur…
– Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je la dégage toujours quand je l’ai donnée. Je vous ai affirmé que je ferais tous mes efforts pour sauver Mlle Laurence, je les ferai. Mais n’oubliez pas que je vous ai promis mon concours et non le succès. Laissez-moi donc prendre les mesures que je crois opportunes.
Ce disant, sans s’occuper de l’air tout à fait décontenancé du juge de paix, il sonna pour appeler Janouille.
– Tiens, lui dit-il, voici d’abord une lettre qu’il s’agit de faire porter de suite à Job.
– Je vais la porter moi-même.
– Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sans bouger, pour attendre les hommes que j’ai envoyés en tournée ce matin. À mesure qu’ils se présenteront, tu les enverras au rapport chez le marchand de vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin, en face de l’église. Ils y trouveront bonne et nombreuse compagnie.
Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe de chambre, endossait une longue redingote noire et assujettissait solidement sa perruque.
– Monsieur rentrera-t-il ce soir? demanda Janouille.
– Je ne sais.
– Et si on vient de là-bas?
«Là-bas», pour un homme du métier, c’est toujours la maison, la préfecture de police.
– Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l’affaire de Corbeil.
M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l’air, la tournure, la physionomie et les façons d’un respectable chef de bureau d’une cinquantaine d’années. Des lunettes d’or, un parapluie, tout en lui exhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.
– Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.
Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeuner attendait au port d’armes le passage de son grand homme.
– Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu dit deux mots à mon vin? comment le trouves-tu?
– Délicieux, monsieur, répondit l’agent de Corbeil, parfait, c’est-à-dire un vrai nectar.
– T’a-t-il, ragaillardi, au moins?
– Oh! oui, monsieur.
– Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras la garde devant la porte de la maison où tu nous verras entrer. J’aurai probablement à te confier une jolie fille que tu conduiras à M. Domini. Et ouvre l’œil; c’est une fine mouche, fort capable de t’enjôler en route et de te glisser entre les doigts.
Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricada solidement.
25
Avez-vous besoin d’argent?
Voulez-vous un habillement complet à la dernière mode, une calèche à huit ressorts ou une paire de bottines? Vous faudrait-il un cachemire de l’Inde, un service de porcelaine ou un bon tableau pas cher? Est-ce un mobilier que vous souhaitez, de noyer ou de palissandre, ou des diamants, ou des draps, ou des dentelles, ou une maison de campagne, ou votre provision de bois pour l’hiver?
Adressez-vous à Mme Charman, 136, rue Notre-Dame-de-Lorette, au premier au-dessus de l’entresol, car elle tient tout cela et même d’autres articles encore qu’il est défendu de considérer comme marchandise. Si, homme, vous avez quelque garantie à lui présenter, ne fût-ce qu’un traitement saisissable, si, femme, vous êtes jeune, jolie et point farouche, Mme Charman se fera un plaisir de vous obliger à raison de deux cents pour cent d’intérêt.
À ce taux elle a beaucoup de pratiques et n’a pourtant pas encore fait fortune. C’est qu’elle est forcément très aventureuse, qu’il y a d’énormes pertes, s’il y a de prodigieux profits, et que souvent ce qui est venu par la flûte s’en va par le tambour. Puis, ainsi qu’elle se plaît à le dire, elle est trop honnête. Et c’est vrai, au moins, qu’elle est honnête: elle vendrait sa dernière chemise brodée plutôt que de laisser protester sa signature.
Personne, d’ailleurs, moins que Mme Charman ne ressemble à cette horrible grosse femme à voix rauque, à geste cynique, chargée de bagues et de chaînes d’or, qui est le type de la marchande à la toilette.
Elle est blonde, mince, douce, ne manque pas d’une certaine distinction et porte invariablement, été comme hiver, une robe de soie noire. Elle possède un mari, assure-t-on, mais personne jamais ne l’a vu, ce qui n’empêche pas que sa conduite est, au dire de son portier, au-dessus du soupçon.
Si honorable cependant que soit la profession de Mme Charman, elle a eu plus d’une fois affaire à M. Lecoq, elle a besoin de lui et le craint comme le feu.
Aussi accueillit-elle l’agent de la Sûreté et son compagnon – qu’elle prit pour un collègue, bien entendu – un peu comme un surnuméraire accueillerait son directeur venant le visiter.
Elle les attendait. À leur coup de sonnette, elle accourut au-devant d’eux jusque dans son antichambre, gracieuse, respectueuse, le sourire aux lèvres. Elle disputa à sa bonne l’honneur de les faire passer dans son salon, elle leur avança les meilleurs fauteuils et même leur offrit quelques rafraîchissements.
– Je vois, chère madame, commença M. Lecoq, que vous avez reçu mon petit mot.
– Oui, monsieur, ce matin de très bonne heure, j’étais même encore au lit.
– Très bien. Et avez-vous été assez complaisante pour vous inquiéter de ma commission?
– Ciel! M. Lecoq, pouvez-vous bien me demander cela, quand vous savez que j’aimerais à passer dans le feu pour vous! Je m’en suis occupée à l’instant même, je me suis levée tout exprès.
– Alors vous avez découvert l’adresse de Pélagie Taponnet, dite Jenny Fancy.
Mme Charman crut devoir dessiner la plus gracieuse de ses révérences.
– Oui, monsieur, oui, répondit-elle, soyez satisfait. Si j’étais femme à me faire valoir hors de propos, je pourrais vous dire que j’ai eu un mal infini à me procurer cette adresse, que j’ai couru tout Paris, que j’ai dépensé dix francs de voitures, je mentirais.
– Au fait, au fait, insista M. Lecoq.
– La vérité est que j’ai eu le plaisir de voir miss Jenny Fancy avant-hier.
– Vous plaisantez.
– Pas le moins du monde. Et même, à ce propos, laissez-moi vous dire que c’est une bien brave et bien honnête personne.
– Vraiment!
– C’est comme cela. Imaginez-vous qu’elle me devait quatre cent quatre-vingt francs depuis plus de deux ans. Naturellement, comme bien vous pensez, j’avais mis un P sur cette créance et je n’y songeais plus guère. Mais voilà qu’avant-hier, ma Fancy m’arrive toute pimpante, qui me dit: «J’ai fait un héritage, Mme Charman, j’ai de l’argent et je vous en apporte.» Et elle ne plaisantait pas, elle avait plein son porte-monnaie de billets de banque, et j’ai été payée intégralement.