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Il retira ses lunettes, comme pour en essuyer les verres, mais en réalité pour lancer un regard furibond à Mme Charman qui, n’osant résister, battit discrètement en retraite.

– J’étais assez bien avec Trémorel autrefois, reprit M. Lecoq. Et à ce propos, y a-t-il longtemps que vous n’avez eu de ses nouvelles?

– Je l’ai vu il y a huit jours.

– Tiens, tiens, tiens! Alors vous connaissez son horrible affaire.

– Non. Qu’y a-t-il donc?

– Vrai, vous ne savez pas? Vous ne lisez donc pas les journaux? Mais c’est une abominable histoire, ma chère enfant, et on ne parle que de cela dans Paris depuis quarante-huit heures.

– Dites vite.

– Vous savez qu’après son plongeon il a épousé la veuve d’un de ses amis. On le croyait fort heureux en ménage. Pas du tout, il a assassiné sa femme à coups de couteau.

Miss Fancy pâlit sous sa couche épaisse de peinture.

– Est-ce possible balbutia-t-elle.

Elle disait: «Est-ce possible!» mais si elle était très émue, à coup sûr elle n’était pas extrêmement surprise, M. Lecoq le remarqua fort bien.

– C’est si possible, répondit-il, qu’à cette heure il est en prison, qu’il passera en Cour d’assises et que très certainement il sera condamné.

Le père Plantat observait curieusement Jenny. Il s’attendait à une explosion de désespoir, à des cris, à des pleurs, à une légère attaque de nerfs pour le moins. Erreur.

Fancy en était venue à détester Trémorel. Parfois, elle, si impatiente de mépris jadis, elle sentait le poids de ses hontes, et c’est Hector que, bien injustement, elle accusait de son ignominie présente. Elle le haïssait bassement, comme haïssent les filles, lui souriant quand elle le voyait, tirant de lui le plus d’argent possible, et lui souhaitant toutes sortes de malheurs.

Loin de fondre en larmes, Jenny Fancy eut un éclat de rire stupide.

– C’est bien fait pour Trémorel, dit-elle; pourquoi m’a-t-il quittée; c’est bien fait pour elle aussi…

– Comment pour elle aussi?

– Bien sûr! Pourquoi trompait-elle son mari, un charmant garçon? C’est elle qui m’a enlevé Hector. Une femme mariée et riche! Hector n’est qu’un misérable, je l’ai toujours dit.

– Franchement, c’était aussi mon avis. Quand un homme, voyez-vous, se conduit comme Trémorel s’est conduit avec vous, il est jugé.

– N’est-ce pas?

– Parbleu! Aussi ne suis-je pas surpris de sa conduite. Car, sachez-le, avoir assassiné sa femme est le moindre de ses crimes. Ne voilà-t-il pas qu’il essaye de rejeter son meurtre sur un autre.

– Cela ne m’étonne pas.

– Il accuse un pauvre diable, innocent, dit-on, comme vous et moi, et qui cependant sera peut-être condamné à mort faute de pouvoir dire où il a passé la soirée et la nuit de mercredi à jeudi.

M. Lecoq avait prononcé cette phrase d’un ton léger, mais avec une lenteur calculée, afin de bien juger de l’impression qu’elle produirait sur Fancy. L’effet fut si terrible qu’elle chancela.

– Savez-vous quel est cet homme demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– Les journaux disent que c’est un pauvre garçon qui était jardinier chez lui.

– Un petit, n’est-ce pas? maigre, très brun avec des cheveux noirs et plats?

– Précisément.

– Et qui s’appelle…, attendez donc… qui s’appelle… Guespin.

– Ah ça, vous le connaissez donc?

Miss Fancy hésitait. Elle était fort tremblante, on voyait qu’elle regrettait de s’être tant avancée.

– Bah! fit-elle enfin, je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas ce que je sais. Je suis une honnête fille moi, si Trémorel est un coquin, et je ne veux pas qu’on coupe le cou d’un pauvre diable qui est innocent.

– Vous savez donc quelque chose?

– Dites donc que je sais tout, et c’est bien simple, allez. Il y a de cela une huitaine de jours, mon Hector, qui soi-disant ne voulait plus me revoir, m’écrit pour me donner un rendez-vous à Melun. J’y vais, je le trouve et nous déjeunons ensemble. Alors voilà qu’il me raconte qu’il est bien ennuyé, que sa cuisinière se marie, mais qu’un de ses domestiques est si amoureux d’elle, qu’il est capable d’aller faire du scandale à la noce, de troubler le bal et même de tenter un mauvais coup.

– Ah! il vous a parlé de la noce!

– Attendez donc. Mon Hector semblait très embarrassé ne sachant comment éviter le bruit qu’il prévoyait. C’est alors que je lui conseillai d’éloigner ce domestique pour ce jour-là. Il réfléchit un moment et me dit que j’avais une bonne idée.

«J’ai trouvé un moyen, ajouta-t-il; le soir de la noce, je ne préviendrai ce drôle de rien, mais je le chargerai d’une commission pour toi en lui laissant supposer qu’il s’agit d’une affaire que je veux cacher à ma femme. Toi, tu te déguiseras en femme de chambre et tu iras l’attendre dans un café de la place du Châtelet, entre neuf heures et demie et dix heures et demie du soir. Pour qu’il te reconnaisse, tu te placeras à la table la plus proche de l’entrée à droite, et tu auras à côté de toi un gros bouquet, il te remettra un paquet, et alors tu l’inviteras à prendre quelque chose, tu le griseras, s’il se peut, et tu le promèneras à travers Paris jusqu’au lendemain.»

Miss Fancy s’exprimait difficilement, hésitant, triant ses mots, cherchant, on le voyait, à se rappeler les termes mêmes de Trémorel.

– Et vous, interrompit M. Lecoq, vous, une femme spirituelle, vous avez cru à cette histoire de domestique jaloux?

– Pas précisément, mais je m’imaginais qu’il y avait quelque maîtresse sous jeu, et je n’étais pas fâchée de l’aider à tromper la femme que je déteste et qui m’a fait du tort.

– Ainsi vous avez obéi.

– De point en point, et tout est arrivé comme Hector l’avait prévu. À dix heures précises mon domestique arrive, il me prend pour une bonne et me remet le paquet. Naturellement, je lui offre un bock, il accepte et m’en propose un autre que j’accepte également. Il est très comme il faut, ce jardinier, aimable et poli; je vous assure que j’ai passé une excellente soirée avec lui. Il sait un tas d’histoires toutes plus drôles les unes que les autres…

– Passons, passons… Qu’avez-vous fait ensuite?

– Après la bière nous avons bu des petits verres – il avait ses poches pleines d’argent, ce jardinier – et après les petits verres, encore de la bière, puis du punch, puis du vin chaud. À onze heures il était déjà très gris et parlait de me mener aux Batignolles danser un quadrille. Moi je refuse et je lui dis qu’étant galant il ne peut se dispenser de venir me reconduire chez ma maîtresse qui demeure au haut des Champs-Élysées. Nous voilà donc sortis du café et allant de marchands de vins en marchands de vins tout le long de la rue de Rivoli. Bref, sur les deux heures du matin, ce pauvre diable était tellement ivre qu’il est tombé comme une masse sur un banc près de l’Arc-de-Triomphe, qu’il s’y est endormi et que je l’y ai laissé.