– C’est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons la position pour nous. Nos chances sont à cette heure de quatre-vingt-dix sur cent.
– Qu’allez-vous faire? demanda le vieux juge de paix que l’émotion gagnait à mesure qu’approchait le moment décisif.
– Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue. Ainsi, ajouta-t-il presque gaiement, puisque nous avons deux heures à nous, faisons comme nos hommes, je sais justement dans ce quartier, à deux pas, un restaurant où on dîne fort bien, allons dîner.
Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l’entraîna vers le restaurant du passage du Havre. Mais au moment de mettre la main sur le bouton de la porte, il s’arrêta et fit un signe. Pâlot aussitôt s’approcha.
– Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une tête que ne reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger une bouchée. Tu es garçon tapissier. File vite, je t’attends dans ce restaurant.
Ainsi que l’avait affirmé M. Lecoq, on dîne très bien au restaurant du Havre. Le malheur est que le père Plantat ne put en juger. Plus que le matin encore, il avait le cœur serré, et avaler une seule bouchée lui eût été impossible. Si seulement il eût connu quelque chose des projets de son guide! Mais l’agent de la Sûreté était resté impénétrable, se contentant de répondre à toutes les questions:
– Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.
Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus il réfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à la Cour d’assises lui paraissait périlleuse, hérissée d’insurmontables difficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignants assiégeaient son esprit et le torturaient. C’était sa vie, en somme, qui se jouait, car il s’était juré qu’il ne survivrait pas à la perte de Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, et son déshonneur et son amour pour Hector.
M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait le décider à prendre au moins un potage et un verre de vieux bordeaux; bientôt il reconnut l’inutilité de ses efforts et prit le parti de dîner comme s’il eût été seul. Il était fort soucieux, mais jamais l’incertitude du résultat poursuivi ne lui a fait perdre une bouchée. Il mangea longuement et bien, et vida lestement sa bouteille de Léoville. Cependant, la nuit était venue, et déjà les garçons commençaient à allumer les lustres. Peu à peu la salle s’était vidée, et le père Plantat et M. Lecoq se trouvaient presque seuls.
– Ne serait-il pas enfin temps d’agir? demanda timidement le vieux juge de paix.
L’agent de la Sûreté tira sa montre:
– Nous avons encore près d’une heure à nous, répondit-il, pourtant je vais tout préparer.
Il appela le garçon et demanda, en même temps qu’une tasse de café, ce qu’il faut pour écrire.
– Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu’on s’empressait de le servir, l’important pour nous est d’arriver jusqu’à Mlle Laurence à l’insu de Trémorel. Il nous faut dix minutes d’entretien avec elle et chez elle. Telle est l’indispensable condition de notre succès.
Le vieux juge de paix s’attendait probablement à quelque coup de théâtre immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoq sembla le consterner.
– S’il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autant renoncer à notre projet.
– Pourquoi?
– Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisser Laurence seule une minute.
– Aussi ai-je songé à l’attirer dehors.
– Et c’est vous, monsieur, si perspicace d’ordinaire qui pouvez supposer qu’il s’aventurera dans les rues! Vous ne vous rendez donc pas compte de sa situation en ce moment. Songez qu’il doit être en proie à des terreurs sans bornes. Nous savons, nous, qu’on ne retrouvera pas la dénonciation de Sauvresy, mais il l’ignore, lui. Il se dit que peut-être ce manuscrit a été retrouvé, qu’on a eu des soupçons et que déjà sans doute il est recherché, poursuivi, traqué par la police.
M. Lecoq eut un sourire triomphant.
– Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d’autres choses encore. Ah! trouver un moyen de débusquer Trémorel n’était pas aisé. Je l’ai cherché longtemps, mais enfin je l’ai trouvé, juste comme nous entrions ici. Dans une heure, le comte de Trémorel sera au faubourg Saint-Germain. Il va m’en coûter un faux c’est vrai, mais vous m’accorderez bien des circonstances atténuantes. D’ailleurs, qui veut la fin, veut les moyens.
Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, il écrivit:
«Monsieur Wilson,
Quatre des billets de mille francs que vous m’avez donnés en paiement sont faux; je viens de le reconnaître en les remettant à mon banquier. Si avant dix heures vous n’êtes pas chez moi pour vous expliquer à ce sujet, j’aurai le regret de faire parvenir ce soir même une plainte à monsieur le procureur impérial.
Rech.»
– Tenez, monsieur, fit M. Lecoq en passant sa lettre au père Plantat, comprenez-vous!
D’un coup d’œil le vieux juge de paix eut lu, et il ne put retenir une exclamation de joie qui fit retourner tous les garçons.
– Oui, dit-il, oui, en effet, il sera pris au reçu de cette lettre, d’une épouvante qui triomphera de toutes ses terreurs. Il se dira que parmi les billets remis en paiement il a pu s’en glisser de faux sans qu’il s’en soit aperçu, il se dira qu’une plainte déposée au Parquet provoquera une enquête, qu’il lui faudra prouver qu’il est bien M. Wilson et qu’alors il est perdu.
– Ainsi vous croyez qu’il sortira?
– J’en suis sûr, à moins qu’il ne soit devenu fou.
– Nous réussirons donc, je vous le répète, car je viens de surmonter le seul obstacle sérieux.
Il s’interrompit brusquement. La porte du restaurant s’était entrouverte et par l’entrebâillement un homme avait passé la tête et l’avait retirée aussitôt.
– Voici mon homme, fit M. Lecoq, en appelant le garçon pour solder l’addition, sortons, il doit nous attendre dans le passage.
Dans la galerie, en effet, un jeune homme vêtu comme les ouvriers tapissiers attendait, tout en paraissant flâner le long des boutiques. Il avait de longs cheveux bruns et les moustaches et les sourcils du plus beau noir. Certes, le père Plantat ne reconnut pas le Pâlot. M. Lecoq qui a l’œil plus exercé, le reconnut bien, lui, et même il parut assez mécontent.
– Mauvais, grommela-t-il, lorsque l’ouvrier tapissier le salua, pitoyable. Crois-tu donc, mon garçon, qu’il suffise, pour se déguiser, de changer la couleur de sa barbe? Regarde-toi un peu dans cette glace et dis-moi si l’expression de ta figure n’est pas absolument celle de tantôt? Ton œil et ton sourire ne sont-ils pas les mêmes? Puis, vois, ta casquette est bien trop de côté, ce n’est pas naturel, et ta main ne s’enfonce pas assez crânement dans ta poche.