Après un bon moment, un domestique aux trois quarts éveillé, à demi vêtu, parut à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
– Qu’est-ce qu’il y a, méchants garnements? demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.
La Ripaille ne jugea point à propos de relever une injure que ne justifiait que trop sa réputation dans la commune.
– Nous voulons parler à monsieur le maire, répondit-il, et c’est terriblement pressé. Allez l’éveiller, M. Baptiste, il ne vous grondera pas.
– Est-ce qu’on me gronde, moi! grogna Baptiste.
Il fallut cependant dix bonnes minutes de pourparlers et d’explications pour décider le domestique.
Enfin les Bertaud comparurent par-devant un petit homme gros et rouge, fort mécontent d’être tiré du lit si matin: c’était M. Courtois.
Il avait été décidé que Philippe porterait la parole.
– Monsieur le maire, commença-t-il, nous venons vous annoncer un grand malheur; il y a eu pour sûr un crime chez M. de Trémorel.
M. Courtois était l’ami du comte, il devint à cette déclaration inattendue plus blême que sa chemise.
– Ah! mon Dieu! balbutia-t-il, incapable de maîtriser son émotion, que me dites-vous là, un crime!…
– Oui, nous avons vu un corps, tout à l’heure, et aussi vrai que vous voilà, je crois que c’est celui de la comtesse.
Le digne maire leva les bras au ciel d’un air parfaitement égaré.
– Mais où, mais quand? interrogea-t-il.
– Tout à l’heure, au bout du parc que nous longions pour aller relever nos nasses.
– C’est horrible! répétait le bon M. Courtois, quel malheur! Une si digne femme! Mais ce n’est pas possible, vous devez vous tromper; on m’aurait prévenu…
– Nous avons bien vu, monsieur le maire.
– Un tel crime, dans ma commune! Enfin, vous avez bien fait de venir, je vais m’habiller en deux temps, et nous allons courir… C’est-à-dire, non, attendez.
Il parut réfléchir une minute et appela:
– Baptiste!
Le domestique n’était pas loin. L’oreille et l’œil alternativement collés au trou de la serrure, il écoutait et regardait de toutes ses forces. À la voix de son maître, il n’eut qu’à allonger le bras pour ouvrir la porte.
– Monsieur m’appelle?
– Cours chez le juge de paix, lui dit le maire, il n’y a pas une seconde à perdre, il s’agit d’un crime, d’un meurtre peut-être, qu’il vienne vite, bien vite… Et vous autres, continua-t-il, s’adressant aux Bertaud, attendez-moi ici, je vais passer un paletot.
Le juge de paix d’Orcival, le père Plantat, comme on l’appelle, est un ancien avoué de Melun.
À cinquante ans, le père Plantat, auquel tout avait toujours réussi à souhait, perdit dans le même mois sa femme qu’il adorait et ses fils, deux charmants jeunes gens, âgés l’un de dix-huit, l’autre de vingt-deux ans.
Ces pertes successives atterrèrent un homme que trente années de prospérité laissaient sans défense contre le malheur. Pendant longtemps, on craignit pour sa raison. La seule vue d’un client, venant troubler sa douleur pour lui conter de sottes histoires d’intérêt, l’exaspérait. On ne fut donc pas surpris de lui voir vendre son étude à moitié prix. Il voulait s’établir à son aise dans son chagrin, avec la certitude de n’en point être distrait.
Mais l’intensité des regrets diminua et la maladie du désœuvrement vint. La justice de paix d’Orcival était vacante, le père Plantat la sollicita et l’obtint.
Une fois juge de paix, il s’ennuya moins. Cet homme, qui voyait sa vie finie, entreprit de s’intéresser aux mille causes diverses qui se plaidaient chez lui. Il appliqua toutes les forces d’une intelligence supérieure, toutes les ressources d’un esprit éminemment délié à démêler le faux du vrai parmi tous les mensonges qu’il était forcé d’écouter.
Il s’obstina d’ailleurs à vivre seul, en dépit des exhortations de M. Courtois, prétendant que toute société le fatiguait, et qu’un homme malheureux est un trouble-fête. Le temps que lui laissait son tribunal, il le consacrait à une collection sans pareille de pétunias.
Le malheur qui modifie les caractères, soit en bien, soit en mal, l’avait rendu, en apparence, affreusement égoïste. Il assurait ne pas s’intéresser aux choses de la vie plus qu’un critique blasé aux jeux de la scène. Il aimait à faire parade de sa profonde indifférence pour tout, jurant qu’une pluie de feu tombant sur Paris ne lui ferait seulement pas tourner la tête. L’émouvoir semblait impossible. «Qu’est-ce que cela me fait, à moi!» était son invariable refrain.
Tel est l’homme qui, un quart d’heure après le départ de Baptiste, arrivait chez le maire d’Orcival.
M. Plantat est grand, maigre et nerveux. Sa physionomie n’a rien de remarquable. Il porte les cheveux courts, ses yeux inquiets paraissent toujours chercher quelque chose, son nez fort long est mince comme la lame d’un rasoir. Depuis ses chagrins, sa bouche, si fine jadis, s’est déformée, la lèvre inférieure s’est affaissée et lui donne une trompeuse apparence de simplicité.
– Que m’apprend-on, dit-il dès la porte, on a assassiné Mme de Trémorel.
– Ces gens-ci, du moins, le prétendent, répondit le maire qui venait de reparaître.
M. Courtois n’était plus le même homme. Il avait eu le temps de se remettre un peu. Sa figure s’essayait à exprimer une froideur majestueuse. Il s’était vertement blâmé d’avoir, en manifestant son trouble et sa douleur devant les Bertaud, manqué de dignité.
«Rien ne doit émouvoir à ce point un homme dans ma position», s’était-il dit.
Et, bien qu’effroyablement agité, il s’efforçait d’être calme, froid, impassible.
Le père Plantat, lui, était ainsi tout naturellement.
– Ce serait un accident bien fâcheux, dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre parfaitement désintéressé, mais, au fond, qu’est-ce que cela nous fait? Il faut néanmoins aller voir sans retard ce qu’il en est; j’ai fait prévenir le brigadier de gendarmerie qui nous rejoindra.
– Partons, dit M. Courtois, j’ai mon écharpe dans ma poche.
On partit. Philippe et son père marchaient les premiers, le jeune homme empressé et impatient, le vieux sombre et préoccupé.
Le maire, à chaque pas, laissait échapper quelques exclamations.
– Comprend-on cela, murmurait-il, un meurtre dans ma commune, une commune où de mémoire d’homme, il n’y a point eu de crime de commis.
Et il enveloppait les deux Bertaud d’un regard soupçonneux.
Le chemin qui conduit à la maison – dans le pays on dit au château – de M. de Trémorel est assez déplaisant, encaissé qu’il est par des murs d’une douzaine de pieds de haut. D’un côté, c’est le parc de la marquise de Lanascol, de l’autre le grand jardin de Saint-Jouan.