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– Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis: je crois. Pour moi, en effet, le crime du comte n’est encore qu’excessivement probable. Voyons, si à nous trois nous arriverons à une certitude.

«C’est que voyez-vous, messieurs, l’enquête d’un crime n’est autre chose que la solution d’un problème. Le crime donné, constant, patent, on commence par en rechercher toutes les circonstances graves ou futiles, les détails, les particularités. Lorsque circonstances et particularités ont été soigneusement recueillies, on les classe, on les met en leur ordre et à leur date. On connaît ainsi la victime, le crime et les circonstances, reste à trouver le troisième terme, l’x, l’inconnu, c’est-à-dire le coupable.

«La besogne est difficile, mais non tant qu’on croit. Il s’agit de chercher un homme dont la culpabilité explique toutes les circonstances, toutes les particularités relevées – toutes, vous m’entendez bien. Le rencontre-t-on, cet homme, il est probable – et neuf fois sur dix la probabilité devient réalité – qu’on tient le coupable.

«Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maître à tous, et en toute sa vie il ne s’est trompé que trois fois.

Si claire avait été l’explication de M. Lecoq, si logique sa démonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenir une exclamation admirative:

– Très bien!

– Examinons donc ensemble, poursuivit, après s’être incliné, l’agent de la Sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique du comte de Trémorel explique toutes les circonstances du crime du Valfeuillu.

Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de la fenêtre, se dressa brusquement.

– On marche dans le jardin! dit-il.

Tout le monde s’approcha. Le temps était superbe, la nuit très claire, un grand espace libre s’étendait devant les fenêtres de la bibliothèque, on regarda, on ne vit personne. M. Lecoq continua:

– Nous supposons donc, messieurs, que – sous l’empire de certains événements que nous aurons à rechercher plus tard -, M. de Trémorel a été amené à prendre la résolution de se défaire de sa femme. Le crime résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir et chercher les moyens de le commettre impunément, peser les conséquences et évaluer les périls de l’entreprise.

«Nous devons admettre encore que les événements qui le conduisaient à cette extrémité étaient tels, qu’il dût craindre d’être inquiété et redouter des recherches ultérieures même dans le cas où sa femme serait morte naturellement.

– Voilà la vérité, approuva le juge de paix.

– M. de Trémorel s’est donc arrêté au parti de tuer sa femme brutalement, à coups de couteau, avec l’idée de disposer les choses de façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé à tout entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent, ou, du moins, sur un complice infiniment moins coupable que lui.

«Il se résignait d’avance, en adoptant ce système, à disparaître, à fuir, à se cacher, à changer de personnalité à supprimer, en un mot, le comte Hector de Trémorel, pour se refaire, sous un autre nom, un nouvel état civil.

«Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer toute une série de circonstances inconciliables au premier abord. Elles nous expliquent d’abord comment, la nuit du crime, précisément, il y avait au Valfeuillu toute une fortune.

«Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu’on reçoit, pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on le dissimule d’ordinaire autant que possible.

«M. de Trémorel n’a pas cette prudence élémentaire.

«Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il les manie, il les étale, les domestiques les voient, les touchent presque; il veut que tout le monde sache bien et puisse répéter qu’il a chez lui des sommes considérables, faciles à prendre, à emporter, à cacher.

«Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en toute occasion? Le moment juste où il sait, où chacun sait dans le voisinage, qu’il passera la nuit seul au château avec Mme de Trémorel.

«Car il n’ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pour le 8 juillet au soir, au mariage de l’ancienne cuisinière, madame Denis. Il l’ignore si peu, que c’est lui qui fait les frais de la noce et que lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venue présenter à ses anciens maîtres son futur mari.

«Vous me direz peut-être que c’est par hasard que cette somme – qu’une des femmes de chambre qualifiait d’immense – a été envoyée au Valfeuillu précisément la veille du crime. À la rigueur on peut l’admettre.

«Cependant, croyez-moi, il n’y a pas là de hasard, et je le prouverai. Demain, nous nous présenterons chez le banquier de M. de Trémorel et nous lui demanderons si le comte ne l’a pas prié, par écrit ou verbalement, de lui envoyer les fonds ce jour du 8 juillet, fixe.

«Or, messieurs, si ce banquier nous répond affirmativement, s’il nous montre une lettre, s’il nous donne sa parole d’honneur que l’argent lui a été demandé de vive voix, j’aurai, avouez-le, plus qu’une probabilité en faveur de mon système.

Le père Plantat et le docteur hochèrent la tête en signe d’assentiment.

– Donc, demanda l’homme de la préfecture, jusqu’ici pas d’objection.

– Pas la moindre, répondit le juge de paix.

– Mes préliminaires, poursuivit M. Lecoq, ont encore l’avantage d’éclairer la situation de Guespin. Disons-le franchement, son attitude est louche et justifie amplement son arrestation.

«A-t-il trempé dans le crime, est-il totalement innocent, voilà ce que nous ne pouvons décider, car je ne vois nul indice qui nous guide.

«Ce qui est sûr, c’est qu’il est tombé dans un piège habilement tendu.

«Le comte, en le choisissant pour victime, a fort bien pris ses mesures pour faire peser sur lui tous les doutes d’une enquête superficielle. Je gagerais que M. de Trémorel, connaissant la vie de ce malheureux, a pensé non sans motif, que les antécédents ajouteraient à la vraisemblance de l’accusation et pèseraient d’un poids terrible dans les balances de la justice.

«Peut-être aussi, se disait-il, que Guespin s’en tirerait infailliblement, et ne voulait-il que gagner du temps et éviter des recherches immédiates en donnant le change.

«Nous, investigateurs soucieux de détails, nous ne pouvons être trompés. Nous savons que la comtesse est morte d’un coup, du premier, comme foudroyée. Donc, elle n’a pas lutté, donc elle n’a pu arracher un lambeau d’étoffe au vêtement de l’assassin.