«Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert du sang de sa femme, debout devant sa glace et se rasant, faisant mousser le savon sur sa figure, dans cette chambre bouleversée, lorsqu’à trois pas de lui à terre, gît le cadavre chaud encore, palpitant.
«Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est, entendez-moi bien, un acte d’épouvantable énergie dont peu de criminels sont capables.
«Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu’à peine il pouvait tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée de balafres.
– Quoi! s’écria le docteur Gendron, vous supposez que le comte a perdu son temps à se raser.
– J’en suis positivement sûr, répondit M. Lecoq; po-si-ti-ve-ment, ajouta-t-il en appuyant sur toutes les syllabes.
«Une serviette sur laquelle j’ai reconnu une de ces marques – une seule – que laisse le rasoir quand on l’essuie, m’a mis sur la trace de ce détail.
«J’ai cherché, et j’ai trouvé une boîte de rasoirs; l’un d’eux avait servi depuis bien peu de temps, car il était encore humide.
«J’ai serré soigneusement la serviette et la boîte.
«Et si ces preuves ne suffisent pas pour appuyer mon affirmation, je ferai venir de Paris deux de mes hommes, et ils sauront bien découvrir quelque part, dans le château ou dans le jardin, et la barbe de M. de Trémorel et le linge sur lequel il a essuyé son rasoir. J’ai examiné soigneusement le savon resté sur la toilette, et tout me fait supposer que le comte ne s’est pas servi de blaireau.
«Quant à l’idée qui vous surprend, monsieur le docteur, elle me paraît à moi naturelle; je dirai plus, elle est la conséquence nécessaire du plan adopté.
«M. de Trémorel a toujours porté toute sa barbe, il la coupe, et sa physionomie est à ce point changée que si, dans sa fuite, il rencontre quelqu’un, on ne le reconnaîtra pas.
Le docteur Gendron dut être convaincu, car il eut un geste d’assentiment, et murmura:
– C’est clair, c’est évident!
– Une fois défiguré, continua l’agent de la Sûreté, le comte s’est mis, en toute hâte, à réunir les éléments de son plan, à disposer les apparences destinées à vous égarer, à faire croire qu’en même temps que sa femme, il avait été assassiné par une bande de brigands. Il est allé chercher un vêtement de Guespin, il l’a déchiré à la poche et en a placé un fragment dans la main de la comtesse.
«Prenant alors le cadavre dans ses bras, en travers, il l’a descendu. Les blessures saignaient affreusement, de là les nombreuses taches constatées à toutes les marches.
«Arrivé au bas de l’escalier, il est obligé de poser le cadavre à terre pour aller ouvrir la porte du jardin. Cette manœuvre explique parfaitement la tache de sang très large du vestibule.
«La porte ouverte, le comte revient prendre le cadavre et le tient entre ses bras jusque sur le bord de la pelouse. Là, il cesse de le porter, il le traîne en le soutenant par les épaules, marchant à reculons, s’imaginant ainsi préparer des empreintes qui feront supposer que son propre cadavre à lui a été traîné et jeté à la Seine.
«Seulement, le misérable a oublié deux choses qui nous le livrent. Il n’a pas réfléchi que les jupons de la comtesse, en traînant sur l’herbe, la foulant et la brisant sur un large espace, dévoileraient la ruse. Il n’a pas songé que son pied élégant et cambré, chaussé de bottes fines à talons très hauts, se moulerait dans la terre humide de la pelouse, laissant contre lui une preuve plus éclatante que le jour.
Le père Plantat se leva brusquement.
– Ah! interrompit-il, vous ne m’aviez rien dit de cette circonstance.
M. Lecoq eut un joli geste de suffisance.
– Ni de plusieurs autres encore. Mais, à ce moment, j’ignorais – son regard chercha celui du père Plantat -, j’ignorais absolument beaucoup de choses que je sais maintenant; et, comme j’avais quelques raisons de supposer monsieur le juge de paix bien mieux instruit que moi, je n’étais pas fâché de me venger un peu d’une discrétion, pour moi, incompréhensible.
– Et vous êtes vengé, fit en souriant le docteur Gendron.
– De l’autre côté du gazon, reprit M. Lecoq, le comte a de nouveau enlevé le cadavre. Mais alors, oubliant les effets de l’eau lorsqu’elle jaillit, ou, peut-être, qui sait, craignant de se mouiller, au lieu de pousser violemment le corps dans l’eau, il l’y dépose doucement, avec mille précautions.
«Ce n’est pas tout: il veut qu’on croie à une lutte terrible entre la comtesse et les assassins. Que fait-il? Du bout de son pied il fouille et raie le sable de l’allée. Et il croit que la police s’y trompera.
– Oui! murmurait le père Plantat, c’est exact, c’est vrai, j’ai vu.
– Débarrassé du cadavre, le comte regagne la maison. L’heure presse, mais il veut encore chercher le titre maudit. Il se dépêche donc de prendre les dernières mesures qui assureront, croit-il, la réussite de ses projets.
«Il prend ses pantoufles et un foulard qu’il tache de sang. Il jette sur le gazon son foulard et une de ses pantoufles, il lance l’autre au milieu de la Seine.
«Sa précipitation nous explique la défectuosité et l’insuccès de ses manœuvres. Il se presse, il commet bévues sur bévues.
«Les bouteilles qu’il place sur la table sont des bouteilles vides, il ne pense pas que son valet de chambre le dira. Il croit verser du vin dans cinq verres, il y verse du vinaigre qui prouvera que personne n’a bu.
«Il remonte, il avance l’aiguille de la pendule, mais il l’avance trop, et il oublie d’ailleurs de mettre la sonnerie et les aiguilles d’accord.
«Il défait le lit, mais le défait mal, et encore il ne voit pas qu’il est absolument impossible de concilier ces trois choses, le lit défait, la pendule marquant trois heures vingt minutes, la comtesse habillée comme au milieu du jour.
«Autant qu’il peut, il augmente le désordre. Il arrache le ciel de lit. Il trempe un linge dans le sang, et en macule les rideaux et les meubles. Enfin, il marque la porte d’entrée de cette main sanglante, dont l’empreinte est trop nette, trop distincte, trop arrêtée, pour n’être pas volontaire.
«Est-il, jusqu’ici, messieurs, je vous le demande, une circonstance, un détail, une particularité du crime, qui n’explique pas la culpabilité de M. de Trémorel?
– Il y a la hache, répondit le père Plantat, la hache retrouvée au second étage, et dont la position vous a semblé si extraordinaire.
– J’y arrive, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq.
«Il est un point de cette affaire ténébreuse sur lequel, grâce à vous, nous sommes parfaitement fixés.
«Nous savons que Mme de Trémorel possédait et cachait, au su de son mari – un papier, un acte, une lettre – dont celui-ci convoitait la possession et qu’elle refusait absolument, en dépit de ses prières, de lui donner.