Le docteur Gendron n’avait pas assisté aux diverses scènes qui, dans la journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d’Orcival, avaient établi une tacite entente entre le père Plantat et l’homme de la préfecture. Il lui fallait toute la perspicacité dont il est doué pour combler les lacunes et deviner les sous-entendus de la conversation qu’il écoutait depuis deux heures. Les derniers mots de l’agent de la Sûreté furent pour lui un trait de lumière, et il s’écria:
– Sauvresy!…
– Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy!… Et ce papier que cherchait le meurtrier avec tant d’acharnement, cette lettre pour laquelle il négligeait le soin de son salut, doit contenir l’irrécusable preuve du crime.
En dépit des regards les plus significatifs, des provocations les plus directes à une explication, le vieux juge de paix se taisait. Il semblait à cent lieues de l’explication actuelle, et son regard perdu dans le vide, paraissait suivre dans les brumes du passé des événements oubliés.
M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida à frapper un grand coup.
– Quel passé, fit-il, que celui-ci dont le fardeau est si écrasant que, pour s’y soustraire, un homme jeune, riche, heureux, M. le comte Hector de Trémorel, arrive à combiner froidement un crime, résigné d’avance à disparaître ensuite, à cesser d’exister légalement, à perdre tout ensemble, sa personnalité, sa situation, son honneur et son nom! Quel passé, que celui dont le poids peut décider au suicide une jeune fille de vingt ans!
Le père Plantat s’était redressé, pâle, plus ému peut-être qu’il ne l’avait été de la journée.
– Ah! s’écria-t-il d’une voix altérée, vous ne pensez pas ce que vous dites là. Laurence n’a jamais rien su!
M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir un fin sourire éclairer la figure si intelligente du policier.
Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et digne désormais, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine hauteur:
– Il n’était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfuges pour me déterminer à dire ce que je sais.
«Je vous ai témoigné assez d’estime et de confiance, pour vous ôter le droit de vous armer contre moi du secret douloureux – ridicule, si vous voulez – que vous avez surpris.
Si grand que soit son aplomb, l’agent de la Sûreté fut quelque peu décontenancé et essaya de protester.
– Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génie d’investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pas tout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui me commandaient le silence n’avaient cessé d’exister.
Il ouvrit le tiroir à secret d’un bureau de vieux chêne placé près de la cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu’il déposa sur la table.
– Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devrais dire: heure par heure, je suis les phases diverses du drame affreux qui, cette nuit, au Valfeuillu, s’est dénoué dans le sang. Dans le principe, ce fut curiosité pure d’ancien avoué désœuvré. Plus tard, j’espérais sauver l’existence et l’honneur d’une personne bien chère.
«Pourquoi je n’ai rien dit de mes découvertes? C’est, messieurs, le secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Et d’ailleurs, hier encore, je fermais les yeux à l’évidence, il m’a fallu le brutal témoignage du fait…
Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merles effrontés couraient en sifflant. Le pavé de la route d’Évry sonnait sous le sabot des attelages matinaux se rendant aux champs. Aucun bruit ne troublait le morne silence de la bibliothèque, aucun, sinon le bruissement des feuilles de papier que tournait le vieux juge de paix et de temps à autre une plainte du rebouteux qui, enfermé dans le cabinet noir, souffrait et geignait.
– Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais, messieurs, consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que nous sommes debout…
Mais le docteur et l’agent de la Sûreté protestèrent qu’ils n’avaient nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avait chassé la lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cette sanglante énigme.
– Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.
12
À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèle achevé, le parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu’il peut l’être à notre époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même, semblant mis sur terre expressément pour jouir aux dépens de tout et de tous.
Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d’une santé de fer, ce dernier descendant d’une grande race, gaspillait le plus follement, d’aucuns disaient le plus indignement du monde, et sa jeunesse et son patrimoine.
Il est vrai, qu’à ces excès de tous les genres, il avait conquis une magnifique et peu enviable célébrité.
On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier, ses chiens, ses maîtresses.
Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlesse distinguée par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, comme un effet de commerce sur lequel tomberait la signature de M. de Rotchschild.
N’allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût né mauvais! Il avait eu du cœur et même de généreuses idées, autrefois, à vingt ans. Six années de bonheurs malsains l’avaient gâté jusqu’à la moelle.
Vaniteux jusqu’à la folie, il était prêt à tout pour garder sa famosité. Il avait l’égoïsme farouche et terrible de quiconque n’a jamais eu à s’occuper que de soi et n’a jamais souffert. Enivré jusqu’au vomissement des plates flagorneries de soi-disant amis qu’attirait son argent, il s’admirait en conscience, prenant pour de l’esprit son cynisme brutal, et pour du caractère son superbe dédain de toute morale, son manque absolu de principe et son scepticisme idiot.
Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté. Faible comme l’enfant, comme la femme, comme la fille.
On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux du moment, qui colportaient à l’envi les mots qu’il faisait ou qu’il aurait pu faire à ses heures de loisir.
Ses moindres faits et gestes sont relatés.
Une nuit, soupant au Café de Paris, il jette toute la vaisselle par la fenêtre; c’est mille louis qu’il en coûte. Bravo! Le lendemain, après boire, il fait scandale avec une drôlesse dans une loge d’avant-scène, et il faut l’intervention du commissaire de police. On n’est pas plus régence.