Arrivé à la salle de départ, il demanda l’heure d’un train pour Étampes. Pourquoi choisissait-il Étampes?
Il lui fut répondu qu’un train venait de partir, il n’y avait pas cinq minutes, et qu’il n’y en aurait pas d’autre avant deux heures.
Il éprouva une vive contrariété, et comme il ne pouvait rester là deux heures à attendre, il sortit, et, pour tuer le temps, il entra au Jardin des Plantes.
Certes, il y avait bien dix ou douze ans qu’il n’y avait mis les pieds. Il n’y était pas venu depuis le temps où, lorsqu’il était au lycée, on y conduisait les élèves, les jours de promenade, pour visiter la ménagerie ou jouer aux barres.
Rien n’avait changé. C’étaient bien les mêmes marronniers, les mêmes treillages vermoulus, les mêmes petites allées coupant des carrés pleins de plantes portant leur nom sur une étiquette au bout d’une tige de fil de fer.
Les grandes allées de ce côté étaient presque désertes. Il s’assit sur un banc en face du musée de minéralogie. Qui sait! Peut-être lorsqu’il était au lycée, dix ans plus tôt, las de courir, de s’amuser, il était venu se reposer sur ce même banc.
Entre ce temps et aujourd’hui, quelle différence!
La vie alors lui apparaissait comme une longue avenue, si longue qu’on n’en voyait pas la fin, sablée de sable d’or, ombragée, délicieuse, réservant à chaque pas une surprise, une volupté nouvelle.
Eh bien, il venait de la parcourir, cette allée, il était arrivé au bout. Qu’y avait-il trouvé? Rien.
Non, rien. Car à cette heure où il récapitulait les années écoulées, il ne se trouvait pas, entre tant de jours, un seul jour lui ayant laissé un de ces souvenirs délicieux qui ravissent et consolent. Des millions avaient glissé entre ses mains prodigues, et il ne se rappelait pas une dépense utile, véritablement généreuse, de vingt francs. Lui qui avait eu tant d’amis, tant de maîtresses, il cherchait vainement dans sa mémoire un nom d’ami, un nom de femme à murmurer.
Le passé lui apparaissant comme en un miroir fidèle, il était surpris, consterné, de l’imbécillité de ses plaisirs, de l’inanité des jouissances qui avaient été le but et comme la fin de son existence.
Et pour qui avait-il vécu, en définitive? Pour les autres. Il avait cru poser sur un piédestal, il avait paradé sur un tréteau.
«Ah! j’étais fou, se disait-il, j’étais fou!»
Ne voyant pas qu’après avoir vécu pour les autres, pour les autres il allait se tuer.
Il s’attendrissait. Qui penserait à lui, dans huit jours? Personne. Ah si, miss Fancy, peut-être, une fille! Et encore, non. Dans huit jours elle serait consolée et rirait de lui avec un nouvel amant. Mais il se souciait bien de Fancy, vraiment!…
Cependant, les tambours battaient la retraite autour du jardin.
La nuit était venue, et avec la nuit un brouillard épais et froid se levait. Le comte de Trémorel quitta son banc, il était glacé jusqu’aux os.
– Retournons au chemin de fer, murmura-t-il.
Hélas! en ce moment, l’idée de se brûler la cervelle au coin d’un bois, comme il le disait si allègrement le matin, lui fit horreur. Il se représenta son cadavre défiguré, sanglant, gisant sur le revers de quelque fossé. Que deviendrait-il? Des mendiants passeraient, ou des maraudeurs, qui le dépouilleraient. Et après? La justice viendrait, on enlèverait ce corps inconnu, et sans doute, en attendant la constatation de l’identité, on le porterait à la Morgue.
Il frissonna. Il se voyait étendu sur une de ces larges dalles de marbre qu’arrose un jet continu d’eau glacée; il entendait le frémissement de la foule qu’attire en ce lieu sinistre une malsaine curiosité.
Alors, comment mourir? Il chercha et s’arrêta à l’idée de se tuer dans quelque hôtel garni de la rive gauche.
– Voilà qui est décidé, dit-il.
Et, sortant du jardin avec les derniers promeneurs, il gagna le Quartier Latin.
Son insouciance du matin avait fait place à une résignation morne. Il souffrait, il se sentait la tête lourde, il avait froid.
«Si je ne devais mourir cette nuit, pensa-t-il, je serais bien enrhumé demain.»
Cette saillie de son esprit ne le fit pas sourire, mais elle lui donna la conscience d’être un homme très fort.
Il s’était engagé dans la rue Dauphine et cherchait des yeux un hôtel. Puis il pensa qu’il n’était pas sept heures et que demander une chambre, ce serait peut-être éveiller certains soupçons. Il réfléchit qu’il avait encore cent quarante francs dans sa poche, résolut d’aller dîner. Ce serait son dernier repas. En effet, il entra dans un restaurant, rue Contrescarpe, et se fit servir.
Mais il s’efforçait en vain de secouer la tristesse de plus en plus anxieuse qui l’envahissait. Il se mit à boire. Il vida trois bouteilles sans parvenir à changer le cours de ses idées. Retrouvant dans le vin l’amertume de ses réflexions, il lui semblait détestable, bien qu’il fût excellent et le plus cher de l’établissement, coté vingt-cinq francs sur la carte.
Et les garçons regardaient avec surprise ce dîneur lugubre qui touchait à peine aux mets qu’il demandait et qui, à mesure qu’il vidait son verre, devenait plus sombre.
La carte de son dîner s’éleva à quatre-vingt dix francs. Il jeta sur la table son dernier billet de cent francs et sortit.
Il n’était pas tard encore, il entra dans un estaminet plein d’étudiants qui buvaient, et alla s’asseoir à une table isolée, tout au fond de la salle, derrière les billards.
On lui apporta du café, et il vida dans sa tasse tout le carafon qu’on lui servit, puis un second, puis un troisième…
Il ne voulait pas en convenir, se l’avouer, il cherchait à s’exalter, à se monter au niveau du courage dont il allait avoir besoin; il n’y réussissait pas.
Pendant le dîner, et depuis qu’il était au café, il avait prodigieusement bu; à tout autre moment il eût été ivre, mais l’alcool, loin de lui donner sa folie passagère, lui tournait sur l’estomac et l’anéantissait.
Il était là, à sa table, le front entre ses mains, lorsqu’un garçon qui traversait la salle lui tendit un journal.
Machinalement il le prit, l’ouvrit et lut:
«Au moment de mettre sous presse, on nous apprend la disparition d’un personnage bien connu qui aurait, ajoute-t-on, annoncé son intention formelle de se suicider. Si étranges sont les faits qu’on nous raconte, que, n’ayant pas le temps d’aller aux renseignements, nous renvoyons les détails à demain.»
Ces quelques lignes éclatèrent comme des obus dans le cerveau du comte de Trémorel.
C’était son arrêt de mort, sans sursis, signé par ce tyran dont, pendant des années, il avait été l’assidu courtisan: l’opinion.