Il se souvenait d’un joli endroit où il s’était battu en duel, une fois, dans les bois de Viroflay; il s’était dit qu’il se tuerait là, et il s’y rendait, suivant cette route charmante, du Point-du-Jour.
Comme la veille, le temps était superbe, et à tout moment des groupes de femmes et de jeunes gens le dépassaient. Ils se rendaient, ceux-là, à quelque partie de campagne, et ils étaient déjà loin, qu’on entendait encore leurs éclats de rire.
Dans les guinguettes, au bord de l’eau, sous les tonnelles dont les chèvrefeuilles bourgeonnaient, des ouvriers buvaient, choquant leurs verres.
Tous ces gens paraissaient heureux et contents, et cette gaieté semblait à Hector insulter sa misère présente. N’y avait-il donc que lui de malheureux au monde! Il avait soif, cependant, une soif intense, insupportable.
Aussi, arrivé au pont de Sèvres, il quitta la route et descendant la berge, assez rapide à cet endroit, il gagna le bord de la Seine. Il se baissa, puisa de l’eau dans le creux de sa main, et but.
Une lassitude invincible l’accablait. Il y avait là de l’herbe, il s’assit ou plutôt se laissa tomber. La fièvre du désespoir venait, et la mort maintenant lui apparaissait comme un refuge; il songeait presque avec joie que sa pensée allait être anéantie et qu’il ne souffrirait plus.
Au-dessus de lui, à quelques mètres, étaient les fenêtres ouvertes d’un des restaurants de Sèvres.
On pouvait le voir de là aussi bien que du pont, mais il ne s’en inquiétait pas, il ne s’inquiétait plus de rien.
«Autant ici qu’ailleurs!» se dit-il. Déjà il armait son pistolet lorsqu’il s’entendit appeler:
– Hector! Hector!…
D’un bond il fut debout, cachant son arme, cherchant qui criait ainsi son nom. Sur la berge, à cinq pas, un homme courait vers lui, les bras tendus.
C’était un homme de son âge, un peu gros peut-être, mais bien pris, avec une bonne figure épanouie, éclairée par de grands yeux noirs, où éclataient la franchise et la bonté, un de ces hommes sympathiques à première vue, qu’on aime quand on les connaît depuis huit jours.
Hector le reconnut. C’était son plus ancien ami, un camarade de collège; ils avaient été aussi liés que possible autrefois, mais le comte, ne le trouvant pas assez fort pour lui, avait cessé peu à peu de le voir et il l’avait perdu de vue depuis deux ans.
– Sauvresy! fit-il, stupéfait.
– Moi-même, repartit le jeune homme, qui arrivait essoufflé et fort rouge; voici bien deux minutes que je suis tes mouvements, que faisais-tu là?
– Mais… rien, répondit Hector, embarrassé.
– Insensé! reprit Sauvresy, c’est donc vrai ce qu’on m’a dit chez toi, ce matin, car je suis allé chez toi…
– Et que t’a-t-on dit?
– Qu’on ne savait ce que tu étais devenu, que tu avais la veille quitté ta maîtresse en lui déclarant que tu allais te brûler la cervelle. Déjà un journal a annoncé ta mort avec force détails.
Cette nouvelle parut causer au comte de Trémorel une impression terrible.
– Tu vois donc bien, répondit-il d’un ton tragique, qu’il faut que je me tue!
– Pourquoi? pour éviter à ce journal le désagrément d’une rectification?
– On dira que j’ai reculé…
– Très joli! Alors, selon toi, on est forcé de faire une folie par cette raison qu’on a dit qu’on la ferait! C’est absurde. Pourquoi veux-tu te tuer?
Hector réfléchissait, il entrevoyait la possibilité de vivre.
– Je suis ruiné, répondit-il tristement.
– Alors c’est pour cela que… Tiens, mon ami, laisse-moi te le dire, tu es fou! Ruiné!… c’est un malheur, mais quand on a notre âge, on refait sa fortune. Sans compter que tu n’es pas si ruiné que tu le dis, puisque j’ai, moi, cent mille livres de rentes.
– Cent mille livres…
– Au bas mot, toute ma fortune étant en terres qui ne rapportent pas quatre pour cent.
Trémorel savait son ami riche, mais non tant que cela. Peut-être est-ce un mouvement irraisonné d’envie qui lui fit dire:
– Eh bien! moi qui ai eu plus que cela, je n’ai pas déjeuné ce matin.
– Malheureux! et tu ne me dis rien! Mais c’est vrai, tu es dans un état à faire pitié; viens du moins, viens vite!
Et il l’entraînait vers le restaurant.
Trémorel suivait de mauvaise grâce cet ami qui venait de lui sauver la vie. Il avait la conscience d’avoir été surpris dans une situation affreusement ridicule. Un homme bien résolu à se brûler la cervelle, si on l’appelle, presse la détente et ne cache pas son arme. Entre tous ses amis un seul l’aimait assez pour ne pas voir le ridicule, un seul était assez généreux pour ne pas le railler outrageusement, celui-là était Sauvresy.
Mais installé dans un cabinet devant une bonne table, Hector n’eut pas la force de conserver sa raideur. Il eut cette heure de sensibilité folle, d’expansion abandonnée qui suit le salut, après un péril immense. Il fut lui, il fut jeune, il fut vrai. Il dit tout à Sauvresy, absolument tout, ses forfanteries d’autrefois, ses terreurs au dernier moment, son agonie de l’hôtel, ses rages, ses regrets, ses angoisses au mont-de-piété…
– Ah disait-il, tu me sauves, tu es mon ami, mon seul ami, mon frère!…
Ils restèrent là à causer plus de deux heures.
– Voyons, dit enfin Sauvresy, arrêtons nos plans. Tu veux disparaître quelques jours; je comprends cela. Mais tu vas ce soir même adresser quatre lignes aux journaux. Demain, je vais prendre tes affaires en main, je m’y connais, sans savoir où tu en es, je me charge de te sauver encore une jolie aisance, nous avons de l’argent, tes créanciers seront coulants.
– Mais que deviendrais-je? demanda Hector qu’effrayait la seule pensée de l’isolement.
– Comment! Mais je t’emmène, parbleu! chez moi, au Valfeuillu. Ne sais-tu donc pas que je suis marié? Ah! mon ami, il n’est pas d’homme plus heureux que moi. J’ai épousé, par amour, la plus belle et la meilleure des femmes. Tu seras un frère pour nous… Mais viens, ma voiture est là, devant la grille.
14
Le père Plantat s’arrêta.
Ses auditeurs, depuis qu’il parlait, ne s’étaient permis ni un geste ni un mot.
Tout en écoutant, M. Lecoq réfléchissait.
Il se demandait d’où pouvaient venir ces détails précis jusqu’à la minutie. Qui avait rédigé cette terrible biographie de Trémorel?
Et son regard se coulant jusqu’au dossier, il distinguait fort bien que tous les feuillets n’étaient pas de la même écriture.