Sauvresy qui s’était armé d’un crayon et d’une grande feuille de papier blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peu surpris.
– Soit, reprit-il, mettons x à l’actif et passons au passif. Que dois-tu?
Hector eut un geste superlativement dédaigneux.
– Je n’en sais, ma foi! rien, répondit-il.
– Quoi! pas même vaguement?
– Oh! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six cent mille francs à la maison Clair; à Dervoy, cinq cent mille francs; pareille somme à peu près aux Dubois d’Orléans…
– Et ensuite?
– Mes souvenirs précis s’arrêtent là.
– Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tu inscrivais le chiffre de tes emprunts successifs?
– Non.
– Au moins tu as conservé des titres, des états d’inscription, les grosses de tes diverses obligations?
– Rien. J’ai fait hier matin une flambée de toutes mes paperasses.
Le châtelain du Valfeuillu fit un bond sur sa chaise. De telles façons d’agir lui semblaient monstrueuses; il ne pouvait pas supposer qu’Hector posait. Il posait cependant, et cette affectation d’ignorance était une suprême fatuité de viveur et de bon ton. Se ruiner sans savoir comme est très noble, très distingué, très ancien régime.
– Mais malheureux, s’écria Sauvresy, comment m’y prendre pour nettoyer ta position.
– Eh! ne la nettoie pas; fais comme moi, laisse agir mes créanciers, ils sauront bien se débrouiller, sois tranquille; laisse-les mettre mes biens en vente…
– Jamais! si on arrive à une vente aux enchères, tu es absolument ruiné.
– Bast! un peu plus ou un peu moins!
Quel sublime désintéressement, pensait Berthe, quelle insouciance, quel mépris admirable de l’argent, quel noble dédain des détails mesquins et petits qui agitent le vulgaire!
Sauvresy serait-il capable d’un pareil détachement?
Certes, elle ne pouvait l’accuser d’avarice, il devenait pour elle, prodigue comme un voleur, il ne lui avait jamais rien refusé, il courait au-devant de ses plus coûteuses fantaisies, mais enfin, il avait pour le gain l’âpreté d’un fils de paysan, et, en dépit de sa haute fortune, il gardait quelque chose de la vénération paternelle pour l’argent.
Quand il avait un marché à passer avec un de ses fermiers, il ne craignait pas de se lever de grand matin, de monter à cheval, même en plein hiver, de faire trois ou quatre lieues sous la pluie pour attraper quelques centaines d’écus.
Il se serait ruiné pour elle, si elle l’eût voulu, elle en était convaincue, mais il se serait ruiné économiquement, avec ordre, comme le plat bourgeois qui ouvre un compte à ses vices.
Sauvresy réfléchissait.
– Tu as raison, dit-il à Hector, tes créanciers doivent connaître exactement ta situation; qui sait s’ils ne s’entendent pas? La façon dont ils t’ont refusé cent mille francs avec le plus touchant ensemble me le ferait supposer. Je vais aller les trouver…
– La maison Clair, où j’ai contracté mes premiers emprunts doit être mieux renseignée.
– Soit, je verrai M. Clair. Mais, tiens, si tu étais raisonnable, sais-tu ce que tu ferais!
– Parle.
– Tu m’accompagnerais à Paris, et, à nous deux…
Hector, à cette proposition, s’était dressé tout pâle, l’œil étincelant.
– Jamais, interrompit-il violemment, jamais!…
Ses «très chers» du club l’épouvantaient encore. Quoi! déchu, tombé, ridiculisé par son suicide manqué, il oserait reparaître sur le théâtre de sa gloire!
Sauvresy lui ouvrait les bras. Sauvresy était un brave cœur l’aimant assez pour ne pas s’arrêter à la fausseté de sa situation, pour ne pas le juger un lâche de ce qu’il avait reculé, mais les autres!…
– Ne me reparle plus de Paris, ajouta-t-il d’un ton plus calme, de ma vie, je le jure, je n’y remettrai les pieds.
– Soit, tant mieux, reste avec nous, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, ni ma femme non plus, et un beau jour nous te trouverons une héritière dans les environs.
Elle fit, de la tête, sans lever les yeux, un signe affirmatif.
– Allons, reprit Sauvresy, il est temps que je parte si je veux ne pas manquer le chemin de fer.
– Mais je t’accompagne à la gare, fit vivement Trémorel.
Ce n’était pas de sa part une prévenance purement amicale. Il voulait prier son ami de s’informer des objets restés au mont-de-piété de la rue de Condé, et aussi lui demander de passer chez miss Fancy.
De la fenêtre de sa chambre, Berthe suivait les deux amis qui, bras dessus bras dessous, remontaient la route d’Orcival. «Quelle différence, pensait-elle, entre ces deux hommes! Mon mari disait, tout à l’heure, qu’il voulait être l’intendant de son ami; il n’a que trop l’air, en effet, de son intendant.»
Quelle démarche vraiment noble a le comte, quelle aisance gracieuse, quelle distinction suprême! Et cependant, mon mari, j’en suis sûre, le méprise, parce qu’il s’est ruiné à faire des folies. Ah que n’est-il, lui-même, capable d’en faire. Il affectait, j’ai cru m’en apercevoir, certains airs de protection. Pauvre garçon!
Mais est-ce que tout chez M. de Trémorel n’annonce pas une supériorité innée ou acquise, tout, jusqu’à son prénom: Hector! Comme il sonne, ce nom! Et elle prenait plaisir à le répéter avec des intonations différentes: Hector! Hector! Mon mari, lui, s’appelle Clément!…
M. de Trémorel revenait seul du chemin de fer, gai comme un convalescent à ses premières sorties.
Dès que Berthe l’aperçut, elle quitta vivement la fenêtre. Elle voulait rester seule, réfléchir à cet événement qui, tout à coup, tombait dans sa vie, analyser ses sensations, écouter ses pressentiments, étudier ses impressions pour s’en rendre maîtresse, enfin, arrêter, si elle pouvait, un plan de conduite. Elle ne reparut que pour se mettre à table, quand son mari, qu’on avait attendu, revint sur les onze heures du soir.
Sauvresy mourait de faim et de soif, il paraissait brisé de fatigue, mais son excellente figure rayonnait.
– Victoire! ami Hector, disait-il, tout en avalant son potage trop chaud, nous te tirerons des mains des Philistins. Dame! les plus brillantes plumes de tes ailes y resteront, mais on te sauvera assez de duvet pour te faire un bon nid.
Berthe eut pour son mari un regard reconnaissant.
– Et comment cela? demanda-t-elle.
– C’est bien simple. Du premier coup j’ai deviné le jeu des créanciers de notre ami. Ils comptaient obtenir la mise en vente de ses propriétés, ils les achetaient en bloc, à vil prix, comme toujours en ces occasions, les revendaient ensuite fort bien en détail et partageaient le bénéfice.