– Oui, et toi aussi, car l’ange est Mlle Laurence Courtois.
À ce nom, la figure radieuse d’Hector s’assombrit, et il eut un geste de découragement.
– Jamais! répondit-il, jamais M. Courtois, cet ancien négociant, positif comme un chiffre, ce fils de ses œuvres, pour parler comme lui, ne consentira à donner sa fille à un homme assez fou pour avoir gaspillé sa fortune.
Le châtelain du Valfeuillu haussa les épaules.
– Voilà bien, répliqua-t-il, l’homme qui a des yeux pour ne pas voir. Sache donc que ce Courtois, que tu dis si positif, est tout bonnement le plus romanesque des hommes, comme un ambitieux qu’il est. Donner sa fille au comte Hector de Trémorel, le cousin du duc de Samblemeuse, l’allié des Commarin-d’Arlange, lui semblerait une spéculation superbe, alors même que tu n’aurais pas le sou. Que ne ferait-il pas pour se procurer cette rare et délicate jouissance de pouvoir dire à pleine bouche: «Monsieur le comte mon gendre!» ou «Ma fille, madame la comtesse Hector! Et tu n’es plus ruiné, tu as ou tu vas avoir vingt mille francs de rentes qui, ajoutés à deux livres de parchemins que tu possèdes, valent bien un million.
Hector se taisait. Il avait cru sa vie finie, et voilà que tout à coup de magnifiques perspectives se déroulaient devant lui. Il allait donc pouvoir se dérober à l’humiliante tutelle de son ami! Il serait libre; riche, il aurait une femme supérieure – à son avis – à Berthe; son train de maison écraserait celui de Sauvresy.
Car l’image de Berthe traversa son esprit, et il songea qu’ainsi il échappait à cette maîtresse si belle, si aimante, mais altière, mais envahissante, dont les exigences et la domination commençaient à lui peser.
– Je t’affirme, répondit-il sérieusement à son ami, que j’ai toujours considéré M. Courtois comme un homme excellent et des plus honorables, et Mlle Laurence me paraît une de ces personnes accomplies qu’on serait encore heureux d’épouser sans dot.
– Tant mieux, mon cher Hector, tant mieux, car il est, à ce mariage, une condition que je te crois, d’ailleurs, fort capable de remplir. Avant tout, il faut plaire à Laurence. Son père l’adore, et il ne la donnerait pas, j’en suis sûr, à un homme qu’elle n’aurait pas choisi.
– Sois tranquille, répondit Hector avec un geste triomphant, elle m’aimera.
Et, dès le lendemain, en effet, il prit ses mesures pour rencontrer M. Courtois, qui l’emmena visiter des poulains qu’il venait d’acheter et qui finit par l’inviter à dîner.
Pour Laurence, le comte de Trémorel déploya toutes ses séductions, superficielles, il est vrai et de mauvais aloi, mais si brillantes, si habiles, qu’elles devaient surprendre, éblouir et charmer une jeune fille.
Bientôt, dans la maison du maire d’Orcival, on ne jura plus que par ce cher comte de Trémorel.
Il n’y avait rien encore d’officiel, il n’y avait eu ni une ouverture, ni une démarche, ni même une allusion, et pourtant M. Courtois comptait bien qu’Hector, un de ces jours, lui demanderait la main de sa fille, et il se réjouissait d’autant plus de répondre: oui, qu’il pensait bien que Laurence ne dirait pas: non.
Et Berthe ne se doutait de rien. Berthe, lorsqu’un danger si grand menaçait, ce qu’elle appelait «son bonheur», en était encore à s’inquiéter de miss Jenny Fancy.
C’est après une soirée chez M. Courtois, soirée pendant laquelle le prudent Hector n’avait pas quitté une table de whist, que Sauvresy se décida à parler à sa femme de ce mariage dont il se proposait de lui faire une agréable surprise.
Elle pâlit dès les premiers mots. Si grande fut son émotion, que sentant qu’elle allait se trahir, elle n’eut que le temps de se jeter dans son cabinet de toilette.
Tranquillement assis dans un des fauteuils de la chambre à coucher, Sauvresy continuait à exposer les avantages considérables de ce mariage, haussant la voix pour que sa femme l’entendît de la pièce voisine.
– Vois-tu, d’ici, disait-il, notre ami à la tête de soixante mille livres de rentes? Nous lui dénicherons quelque propriété à notre porte, et nous le verrons tous les jours, ainsi que sa femme. Ce sera pour nous une société très agréable et précieuse pour nos soirées d’automne. Hector est en somme un brave et digne garçon, et Laurence, tu me l’as dit cent fois, est charmante.
Berthe ne répondait pas. Si terrible était ce coup inattendu, qu’elle n’y voyait plus clair dans le désordre épouvantable de ses pensées.
– Tu ne dis rien, poursuivait Sauvresy, est-ce que tu n’approuves pas mon projet? Je pensais que tu serais enchantée.
Elle comprit que si elle gardait plus longtemps le silence, son mari viendrait, il la verrait affaissée sur une chaise, il devinerait tout! Elle fit donc un effort, et d’une voix étranglée, sans attacher aucun sens aux mots qu’elle prononçait, elle répondit:
– Oui! oui! c’est une idée excellente.
– Comme tu dis cela! fit Sauvresy; verrais-tu des objections?
Justement, elle en cherchait, des objections, et n’en apercevait pas de raisonnables qu’elle pût mettre en avant.
– Je tremble un peu pour l’avenir de Laurence, dit-elle enfin.
– Bah! et pourquoi?
– Je ne parle que d’après toi. M. de Trémorel a été, m’as-tu dit, un libertin, un joueur, un prodigue…
– Raison de plus pour avoir confiance en lui. Ses folies passées garantissent sa sagesse future. Il a reçu une leçon qu’il n’oubliera jamais. D’ailleurs, il aimera sa femme.
– Qu’en sais-tu?
– Dame! il l’aime déjà.
– Qui te l’a dit?
– Lui-même.
Et Sauvresy se mit à plaisanter la belle passion d’Hector qui tournait, assurait-il, à la bergerade.
– Croirais-tu, disait-il en riant, qu’il en est à trouver ce brave Courtois amusant et spirituel! Ah! les amoureux chaussent de singulières lunettes! Il passe avec lui tous les jours deux ou trois heures à la mairie. Mais que diable, fais-tu dans ce cabinet? m’entends-tu?
Au prix d’efforts surhumains, Berthe avait réussi à dominer son trouble affreux; elle reparut la physionomie presque souriante.
Elle allait et venait, calme en apparence, déchirée par les pires angoisses qu’une femme puisse endurer.
Et ne pouvoir courir à Hector pour savoir, de sa bouche, la vérité!
Car Sauvresy devait mentir, il la trompait. Pourquoi? Elle n’en savait rien. N’importe. Et elle sentait son aversion pour lui redoubler jusqu’au dégoût. Car elle excusait son amant, elle le pardonnait, et c’est à son mari seul qu’elle s’en prenait. Qui avait eu l’idée de ce mariage? Lui. Qui avait éveillé les espérances d’Hector, qui les encourageait? Lui, toujours lui.
Ah! tant qu’il était resté inoffensif, elle avait pu lui pardonner de l’avoir épousée; elle se contraignait à le subir, elle se résignait à feindre un amour bien loin de son cœur. Mais voici qu’il devenait nuisible.