Supporterait-elle que bêtement, par caprice, il rompît une liaison qui était sa vie à elle. Après l’avoir traîné comme un boulet, allait-elle le trouver en travers de son bonheur!
Elle ne ferma pas l’œil. Elle eut une de ces nuits horribles pendant lesquelles se conçoivent les crimes. Ce n’est qu’après le déjeuner, le lendemain, qu’elle put se trouver seule avec Hector, dans la salle de billard.
– Est-ce vrai? demanda-t-elle.
L’expression de son visage était si atroce qu’il eut peur. Il balbutia:
– Vrai… quoi?
– Votre mariage.
Il se tut d’abord, se demandant s’il devait accepter l’explication ou l’esquiver. Enfin, froissé du ton impérieux de Berthe, il répondit:
– Oui!
Cette réponse la foudroya. Jusqu’alors elle avait eu une lueur d’espoir. Elle pensait que, dans tous les cas, il chercherait à la rassurer, à la tromper. Il est des circonstances où le mensonge est un suprême hommage. Mais non, il avouait. Et elle restait anéantie, les expressions manquant à ses sensations.
Alors, Trémorel bien vite se mit à lui exposer les motifs de sa conduite.
Pouvait-il habiter éternellement le Valfeuillu! Avec ses goûts et ses habitudes, que ferait-il de quinze mille livres de rentes? À trente ans, il est temps ou jamais de songer à l’avenir. M. Courtois donnait un million à sa fille, et, à sa mort, on recueillerait une somme plus considérable encore. Fallait-il laisser échapper cette occasion unique. Certes, il se souciait fort peu de Laurence, la dot seule le décidait.
Et il se faisait ignoble et bas à plaisir, se calomniant, jurant que ce mariage n’était qu’une affaire, un marché, qu’il échangeait simplement son nom et son titre contre de l’argent.
Berthe l’arrêta d’un regard écrasant de mépris.
– Épargnez-vous d’autres lâchetés, dit-elle, vous aimez Laurence.
Il voulut protester; il se révoltait.
– Assez, reprit Berthe. Une autre femme vous ferait des reproches, moi je vous déclare simplement que le mariage ne se fera pas; je ne le veux pas. Croyez-moi, renoncez-y franchement, ne me forcez pas à agir.
Elle se retira, fermant la porte avec violence, laissant Hector furieux.
«Comme elle me traite, se disait-il. Une reine ne parlerait pas autrement à un manant qu’elle aurait élevé jusqu’à elle. Ah! elle ne veut pas que j’épouse Laurence!…»
Mais, avec le sang-froid, les réflexions les plus inquiétantes lui venaient. S’il s’obstinait à poursuivre ce mariage, Berthe ne mettrait-elle pas ses menaces à exécution? Si, évidemment; c’était, il ne le sentait que trop, une de ces femmes qui ne reculent jamais, que rien ne touche, que nulle considération humaine n’est capable d’arrêter.
Quant à ce qu’elle ferait, il le devinait, ou plutôt il le savait d’après ce qu’elle lui avait dit une fois, dans une grande querelle, à propos de miss Fancy:
– J’irai tout avouer à Sauvresy, et nous serons plus liés par la honte que par toutes les formules de l’église et de la mairie.
Voilà certainement le moyen qu’elle comptait employer pour rompre ce mariage qui lui semblait odieux.
Et à l’idée que son ami saurait tout, le comte de Trémorel frissonnait.
«Que fera-t-il, pensait Hector, si Berthe lui dit tout? Il tâchera de me tuer roide, c’est ainsi que j’agirais à sa place. Supposons qu’il me manque. Me voilà obligé de me battre en duel avec lui, et forcé, si je m’en tire, de quitter le pays. Et quoi qu’il arrive, mon mariage est irrévocablement rompu et Berthe me retombe sur les bras pour l’éternité.»
En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l’horrible situation qu’il s’était faite.
«Il faut attendre», s’était-il dit.
Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car il aimait vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d’anxiétés, se débattant entre les instances de Sauvresy et les menaces de Berthe.
Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont la volonté le faisait plier comme l’osier! Rien ne pouvait ébranler son entêtement féroce. Elle n’était sensible qu’à son idée fixe. Il avait pensé qu’il lui serait agréable en congédiant Jenny. Erreur. Lorsque le soir de la rupture, il lui dit:
– Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.
Elle lui répondit ironiquement:
– Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.
Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant la grille un mendiant qui lui faisait des signes.
Il s’approcha:
– Que demandez-vous, mon brave homme?
Le mendiant jeta autour de lui un coup d’œil pour s’assurer que personne ne l’épiait.
– Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voix basse, de vous faire tenir un mot d’écrit que j’ai là. On m’a bien recommandé de ne le remettre qu’à vous, et encore, en vous priant de le lire sans être vu.
Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy un billet soigneusement cacheté.
– Ça vient d’une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l’œil, on connaît ça.
Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet et lisait:
«Monsieur,
Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bien malheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu’à Corbeil, à l’hôtel de la Belle-Image, où on vous attendra toute la journée.
Votre humble servante, Jenny Fancy.»
Il y avait encore en post-scriptum:
«De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de ma démarche à M. le comte de Trémorel.»
«Eh! eh! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dans le ménage illégitime de ce cher Hector, c’est bon signe pour le mariage.»
– Monsieur, insista le mendiant, on m’a dit qu’il y avait une réponse.
– Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarante sous, dites que j’irai.
17
Le lendemain, le temps était froid et humide. Il faisait un brouillard si épais qu’on ne distinguait pas les objets à dix pas devant soi. Cependant, à l’issue du déjeuner, Sauvresy prit son fusil et siffla ses chiens.
– Je vais faire un tour dans les bois de Mauprévoir, dit-il.
– Singulière idée! remarqua Hector, une fois sous bois, tu ne verras seulement pas le bout du canon de ton fusil.
– Que m’importe, pourvu que j’aperçoive quelques faisans.