– Je vous ai prié d’attendre Hector, et vous avez bien fait de ne pas vous hâter. Je sais une femme qui vous apporterait non pas un, mais trois millions de dot.
Il fut péniblement surpris. En vérité, il ne songeait qu’à Laurence, et voici qu’un nouvel obstacle se dessinait!
– Et quelle est cette femme?
Elle se pencha à son oreille, et d’une voix frémissante:
– Je suis la seule héritière de Clément, dit-elle, il peut mourir, je puis être veuve demain.
Hector fut comme pétrifié.
– Mais Sauvresy, répondit-il, se porte, Dieu merci! à merveille.
Berthe fixa sur lui ses grands yeux clairs, et, avec un calme effrayant, dit:
– Qu’en savez-vous?
Trémorel ne voulut pas, n’osa pas demander la signification de ces paroles étranges. Il était de ces hommes faibles qui fuient les explications, qui, plutôt que de se mettre en garde lorsqu’il en est temps encore, se laissent niaisement acculer par les circonstances. Êtres mous et veules qui, avec une lâche préméditation, se bandent les yeux pour ne pas voir le danger qui les menace, et qui, à une situation nette et définie qu’ils n’ont pas le courage d’envisager, préfèrent les langueurs du doute et les transactions de l’incertitude.
D’ailleurs, bien que redoutant Berthe et la détestant un peu, il éprouvait, à mesurer ses angoisses, une puérile satisfaction. À voir l’acharnement et la persistance qu’elle déployait pour le défendre, pour le conserver, il concevait de sa valeur et de son mérite une estime plus grande.
«Pauvre femme, pensait-il, voici que dans sa douleur de me perdre, de me voir à une autre, elle est venue à souhaiter la mort de son mari.»
Et telle était son absence de sens moral, qu’il ne comprenait pas tout ce qu’il y avait de vil, de répugnant d’odieux, dans les idées qu’il supposait à Mme Sauvresy et dans ses propres réflexions.
Cependant, les alternatives de mieux et de plus mal de Sauvresy donnaient tort à l’assurance du comte de Trémorel. Ce jour-là même, et lorsqu’on croyait bien qu’enfin la convalescence de Sauvresy allait désormais marcher rapidement, il fut obligé de se remettre au lit.
Cette rechute se déclara après un verre de quinquina qu’il avait l’habitude, depuis une semaine, de prendre avant son repas du soir.
Seulement, cette fois, les symptômes changèrent du tout au tout, comme si, à la maladie qui avait failli l’emporter, succédait une autre maladie différente.
Il se plaignait de picotements à la peau, de vertiges, de commotions convulsives qui contractaient et tordaient tous ses membres, particulièrement ses bras. D’intolérables névralgies faciales lui arrachaient des cris par moments. Un affreux goût de poivre, persistant, tenace, que rien ne pouvait atténuer, lui faisait sans cesse ouvrir et fermer la bouche. Il ressentait une agitation inquiète qui se traduisait par des insomnies dont la morphine à hautes doses ne triomphait pas. Enfin, il éprouvait un affaissement mortel et un froid de plus en plus intense, venant non de l’extérieur mais de l’intérieur, comme si la température du corps eût graduellement diminué.
Quant au délire, il avait complètement disparu, et le malade conservait la parfaite lucidité de son intelligence.
Au milieu de telles épreuves, Sauvresy montrait la plus indomptable vaillance, réagissant tant qu’il pouvait contre la douleur.
Jamais il n’avait paru attacher une importance si grande à l’administration de son immense fortune. Perpétuellement il était en conférence avec des gens d’affaires. Il mandait à tout propos des notaires et des avocats et s’enfermait avec eux des journées entières.
Puis, sous prétexte qu’il lui fallait des distractions, il recevait tous les gens d’Orcival qui le venaient voir, et quand par hasard il n’avait pas de visiteur, vite il envoyait chercher quelqu’un, assurant que seul il ne pouvait s’empêcher de songer à son mal, souffrant par là même bien davantage.
De ce qu’il faisait, de ce qu’il tramait, pas un mot, et Berthe, réduite aux conjectures, était dévorée d’anxiété.
Souvent, lorsqu’un homme d’affaires était resté avec son mari plusieurs heures, elle le guettait à sa sortie, et se faisant aussi aimable, aussi séduisante que possible, elle mettait en œuvre toute sa finesse pour obtenir quelque renseignement qui l’éclairât.
Mais nul de ceux auxquels elle s’adressait ne pouvait ou ne voulait rassurer sa curiosité. Ils n’avaient tous que des réponses vagues, soit que Sauvresy leur eût recommandé la discrétion, soit qu’ils n’eussent rien à dire.
Personne, d’ailleurs, n’entendit Sauvresy se plaindre. Ses conversations roulaient d’habitude sur Berthe et sur Hector. Il voulait que tout le monde sût bien leur dévouement. Il ne les appelait que ses «anges gardiens», bénissant le ciel de lui avoir donné une telle femme et un tel ami.
Avec tout cela, si grave était son état que l’optimisme de Trémorel commençait à désespérer. Ses alarmes étaient vives. Quelle situation lui ferait la mort probable de son ami? Berthe, veuve, deviendrait implacable, elle serait libre de tout oser, et que n’oserait-elle pas?
Il se promit qu’à la première occasion il s’efforcerait de démêler les sentiments exacts de Mme Sauvresy. Elle vint d’elle même au-devant de ses intentions.
C’était dans l’après-midi, le père Plantat était près du malade, ils avaient la certitude de n’être ni écoutés, ni interrompus.
– Il me faut un conseil, Hector, commença Berthe, et seul vous pouvez me le donner. Comment savoir, si, dans ces derniers jours, Clément n’a pas changé ses dispositions à mon égard?
– Ses dispositions?
– Oui. Je vous ai dit que par un testament dont j’ai la copie, Sauvresy me lègue toute sa fortune. Je tremble qu’il ne l’ait révoqué.
– Quelle idée!
– Ah! j’ai des raisons pour craindre. Est-ce que la présence au Valfeuillu de tous ces gens de loi ne trahit pas quelque machination perfide? Savez-vous que d’un trait de plume cet homme peut me ruiner. Savez-vous qu’il peut m’enlever ses millions et me réduire aux cinquante mille francs de ma dot!
– Mais il ne le fera pas, répondit-il, cherchant sottement à la rassurer, il vous aime…
– Qui vous le garantit? interrompit-elle brusquement. Je vous ai annoncé trois millions, c’est trois millions qu’il me faut, non pour moi, Hector, mais pour vous; je les veux, je les aurai. Mais comment savoir, comment savoir?…
L’indignation de Trémorel était grande. Voilà donc où l’avaient conduit ses atermoiements, l’étalage de ses convoitises d’argent. Elle se croyait le droit, maintenant, de disposer de lui sans se soucier de sa volonté, l’achetant en quelque sorte. Et ne pouvoir, n’oser rien dire!
– Il faut patienter, conseilla-t-il, attendre…