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– Quelle peur tu viens de me faire!

Il la regarda pendant une seconde qui lui parut durer un siècle, et simplement répondit.

– Je le comprends!

Plus d’incertitude possible. Aux yeux de son mari, Berthe ne vit que trop clairement qu’il savait. Mais quoi? mais jusqu’où? Elle parvint à prendre sur elle de continuer:

– Souffrirais-tu davantage?

– Non.

– Alors, pourquoi t’es-tu levé!

– Pourquoi?…

Il réussit à se hausser sur ses oreillers et avec une force dont on ne l’eût pas cru capable, une minute auparavant, il poursuivit:

– Je me suis levé pour vous dire que c’est assez de tortures comme cela, que j’en suis arrivé aux limites de l’énergie humaine, que je ne saurais endurer un jour de plus ce supplice inouï de me voir, de me sentir mesurer la mort lentement, goutte à goutte, par les mains de ma femme et de mon meilleur ami.

Il s’arrêta. Hector et Berthe étaient foudroyés.

– Je voulais vous dire encore: Assez de ménagements cruels, assez de raffinements, je souffre. Ah! ne voyez-vous pas que je souffre horriblement. Hâtez-vous, abrégez mon agonie. Tuez-moi, mais tuez-moi d’un coup, empoisonneurs!

Sur ce dernier mot: empoisonneurs, le comte de Trémorel se dressa comme s’il eût été mû par un ressort, tout d’une pièce, les yeux hagards, les bras étendus en avant.

Sauvresy, lui, à ce mouvement, glissa rapidement sa main sous les oreillers et en retira un revolver dont il dirigea le canon vers Hector, en criant:

– N’approche pas.

Il avait cru que Trémorel allait se précipiter sur lui, et, puisque le poison était découvert, l’étrangler, l’étouffer.

Il se trompait. Hector se sentait devenir fou. Il retomba comme une masse.

Berthe, plus forte, essayait de se débattre, s’efforçant de secouer les torpeurs de l’épouvante qui l’envahissait.

– Tu es plus mal, mon Clément, disait-elle, c’est encore cette affreuse fièvre qui me fait tant de peur qui te reprend. Le délire…

– Ai-je vraiment le délire? interrompit-il d’un air surpris.

– Hélas! oui, mon bien-aimé, c’est lui qui te hante, qui peuple d’horribles visions ta pauvre tête malade.

Il la regarda curieusement. Réellement, il était stupéfait de cette audace qui croissait avec les circonstances…

– Quoi! ce serait nous qui te sommes si chers, tes amis, moi ta…

L’implacable regard de son mari la força, oui, la força de s’arrêter, les paroles expirèrent sur ses lèvres.

– Assez de mensonges, va, Berthe, reprit Sauvresy, ils sont inutiles. Non, je n’ai pas rêvé, non, je n’ai pas eu le délire. Le poison n’est que trop réel et je pourrais te le nommer sans le retirer de ta poche.

Elle recula épouvantée comme si elle eût vu la main de son mari étendue pour lui arracher le flacon de cristal.

– Je l’ai deviné et reconnu dès le premier moment, car vous avez choisi un de ces poisons qui ne laissent guère de traces, il est vrai, mais dont les indices ne trompent pas. Vous souvient-il du jour où je me suis plaint d’une saveur poivrée? Le lendemain j’étais fixé, et j’ai failli ne pas l’être seul. Le docteur R… a eu un doute.

Berthe voulut balbutier quelques mots. Sauvresy l’interrompit.

– On s’exerce au poison, poursuivait-il, d’un ton d’effrayante ironie, avant de s’en servir. Vous ne connaissez donc pas le vôtre, vous ne savez donc rien de ses effets? Maladroits! Comment! votre poison donne d’intolérables névralgies, des insomnies dont rien ne triomphe, et vous me regardez sottement, sans surprise, dormir des nuits entières. Comment! je me plains d’un feu intérieur dévorant, pendant que votre poison charrie des glaces dans les veines et dans les entrailles, et vous ne vous en étonnez pas! Vous voyez disparaître et changer tous les symptômes, et vous n’êtes pas éclairés. Vous êtes donc fous. Savez-vous ce qu’il m’a fallu faire pour écarter les soupçons du docteur R… J’ai dû taire les souffrances réelles de votre poison, et me plaindre de maux imaginaires, ridicules, absurdes. J’accusais précisément le contraire de ce que j’éprouvais. Vous étiez perdus, je vous ai sauvés.

Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthe chancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle. Entendait-elle bien? Était-ce bien vrai que son mari s’était aperçu qu’on l’empoisonnait et qu’il n’avait rien dit, qu’il avait même trompé et dérouté le médecin? Pourquoi? dans quel but?

Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt il reprit:

– Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c’est que le sacrifice de ma vie était fait. Oui, j’ai été frappé au cœur pour ne plus me relever, le jour où j’ai appris qu’abusant de ma confiance vous me trompiez.

C’est sans émotion apparente qu’il parlait de sa mort, du poison qu’on lui versait; mais sur ces mots: «Vous me trompiez», sa voix s’altéra et trembla.

– Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d’abord. Je doutais du témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bien fallu me rendre à l’évidence. Je n’étais plus dans ma maison, qu’un de ces tyrans grotesques qu’on berne et qu’on bafoue. Cependant, je vous gênais encore. Il fallait à vos amours plus d’espace et de liberté. Vous étiez las de contrainte, excédés de feintes. Et c’est alors que, songeant que ma mort vous faisait libres et riches, vous avez chargé le poison de vous débarrasser de moi.

Berthe avait du moins l’héroïsme du crime. Tout était découvert, elle jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, qui restait anéanti dans un fauteuil.

– C’est moi qui ai tout fait, s’écria-t-elle, il est innocent.

Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.

– Ah! vraiment, reprit-il, mon ami Hector est innocent! Ce n’est donc pas lui, qui pour me payer – non la vie, il était trop lâche pour se tuer, mais l’honneur, qu’il me doit – m’a pris ma femme? Misérable! Je lui tends la main quand il se noie, je l’accueille comme un frère aimé, et pour prix de mes services, il installe l’adultère à mon foyer… non cet adultère brillant qui a l’excuse de la passion et la poésie du péril bravé, mais l’adultère bourgeois, bas, ignoble, de la vie commune…

Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais – je te l’avais dit cent fois – que ma femme était tout pour moi, ici-bas, le présent et l’avenir, la réalité, le rêve, le bonheur, l’espérance, la vie, enfin? Tu savais que, pour moi, la perdre, c’était mourir.