Le père Plantat et l’agent de la Sûreté n’avaient plus rien à apprendre chez le rebouteux.
Ils serrèrent dans le secrétaire l’or de la cachette et apposèrent partout les scellés qui devaient rester à la garde de deux des hommes présents.
Mais M. Lecoq n’était pas encore complètement satisfait.
Qu’était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge de paix? Un instant il avait pensé que c’était simplement une copie de la dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, ce ne pouvait être cela; Sauvresy n’avait pas pu décrire les dernières scènes si terribles de son agonie.
Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l’homme de la préfecture de police et empoisonnait la joie qu’il éprouvait d’avoir mené à bonne fin cette enquête si difficile. Une fois encore il voulut essayer d’arracher la vérité au père Plantat. Le prenant sans trop de façon par le collet de sa redingote, il l’attira dans l’embrasure de la fenêtre, et de son air le plus innocent:
– Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nous n’allons pas retourner chez vous?
– À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez le maire, doit nous rejoindre ici?
– C’est que, monsieur, nous aurions, je crois besoin du dossier que vous nous avez lu cette nuit afin de le communiquer à monsieur le juge d’instruction.
L’agent de la Sûreté s’attendait à voir son interlocuteur bondir à cette proposition, ses prévisions furent trompées.
Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixement dans les yeux:
– Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suis assez pour garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonne partie.
M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.
– Croyez, monsieur… balbutia-t-il.
– Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriez peut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements. Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir, en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pour vous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but: faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juge d’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucun caractère d’authenticité?
Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouter une phrase à sa pensée, et ajouta:
– J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime trop pour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunement de documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudra tout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vos assertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérable trouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vous croire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver le poison qui a tué Sauvresy…
Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.
– Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vous avez su pénétrer.
La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est que trouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, il était, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, mais il lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux juge de paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion. Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant sa perspicacité supérieure. Cette fois il lui prit la main et la serrant d’une façon significative:
– Comptez sur moi, monsieur, dit-il.
En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.
– Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, il s’en tirera.
– Le ciel soit loué! répondit le vieux juge de paix, mais puisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nous attendait ce matin, doit être fou d’impatience.
23
Lorsqu’il parlait de l’impatience du juge d’instruction, le père Plantat était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini était furieux, ne comprenant rien à l’absence si prolongée de ses collaborateurs de la veille, du juge de paix, du médecin et de l’agent de la Sûreté.
Dès le grand matin, il était venu s’installer dans son cabinet, au palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait les minutes.
C’est que les réflexions de la nuit loin d’ébranler et de troubler ses convictions n’avaient fait que les affirmer. À mesure qu’il s’éloignait de l’heure du crime, il le trouvait plus simple, plus naturel, plus aisé à expliquer.
Mais la conviction où il était que son avis n’était pas celui des autres agents de l’enquête le taquinait, quoi qu’il pût se dire, et lui faisait attendre leur rapport dans un état d’irritation nerveuse dont son greffier ne s’apercevait que trop. Même, dans la crainte de n’être pas là au moment de l’arrivée de M. Lecoq, redoutant de rester une minute de plus dans l’incertitude, il s’était fait apporter à déjeuner dans son cabinet.
Précaution inutile. L’aiguille tournait autour du joli cadran à dessins bleus qui orne le palais, et personne n’arrivait.
Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et La Ripaille; ces nouveaux interrogatoires ne lui avaient rien appris. L’un des prévenus jurait ses grands dieux qu’il ne savait rien de plus que ce qu’il avait dit, l’autre se renfermait dans un silence farouche, on ne peut plus irritant, se bornant à répéter: – Je sais que je suis perdu, faites de moi ce que vous voudrez.
M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l’envoyer à Orcival s’enquérir des causes de cette inexplicable lenteur, lorsque enfin l’huissier de service lui annonça ceux qu’il attendait.
Vite, il donna l’ordre de les faire entrer, et si violente était sa curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu’il appelait sa dignité, se leva pour aller au-devant d’eux.
– Comme vous êtes en retard! disait-il.
– Et cependant, fit le juge de paix, nous n’avons pas perdu une minute, et nous ne nous sommes pas couchés.
– Il y a donc du nouveau? demanda-t-il. A-t-on retrouvé le cadavre du comte de Trémorel?
– Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup. Mais on n’a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j’ose affirmer qu’on ne le retrouvera pas; par une raison bien simple, c’est qu’il n’a pas été tué; c’est qu’il n’est pas une des victimes comme on a pu le supposer un instant, c’est qu’il est l’assassin.
À cette déclaration, fort nettement articulée par l’homme de la police, le juge d’instruction bondit dans son fauteuil.