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– Immédiatement au sortir du wagon, oui, monsieur le juge.

– Parfait. Y avait-on vu le prévenu?

– Oui, monsieur, le mercredi 8 juillet, dans la soirée.

– À quelle heure?

– Sur les dix heures, peu d’instant avant la fermeture du magasin, ce qui fait qu’il a été bien plus remarqué et bien mieux observé.

Le juge de paix remuait les lèvres, sans doute pour présenter une objection, un geste de M. Lecoq qui le regardait, l’index posé sur la bouche, l’arrêta.

– Et qui a reconnu la photographie? poursuivait M. Domini.

– Trois commis, monsieur, ni plus ni moins. Il faut vous dire que les manières de Guespin ont tout d’abord éveillé leur attention. Il avait l’air extraordinaire, m’ont-ils dit, à ce point qu’ils ont pensé avoir affaire à un homme ivre ou pour le moins gris. Puis, ce qui fixe leurs souvenirs, c’est qu’il a beaucoup parlé, il posait, il a été jusqu’à leur promettre sa protection, disant que si on lui garantissait une remise, il ferait acheter quantité d’outils de jardinage par une maison dont il avait toute la confiance, la maison du Gentil Jardinier.

M. Domini suspendit l’interrogatoire pour consulter le dossier déjà volumineux placé devant lui, sur son bureau. C’était bien, en effet – à en croire les témoins – par cette maison du Gentil Jardinier, que Guespin avait été placé chez le comte de Trémorel.

Le juge d’instruction en fit la remarque à haute voix, et ajouta:

– L’identité, à tout le moins, ne saurait être contestée. Il est acquis à l’accusation que Guespin était, le mercredi soir, aux Forges de Vulcain.

– Tant mieux pour lui, ne put s’empêcher de murmurer M. Lecoq.

Le magistrat entendit fort bien l’exclamation, mais malgré qu’elle lui parût singulière, il ne la releva pas et continua à questionner son homme de confiance.

– Cela étant, reprit-il, on a dû pouvoir vous dire de quels objets le prévenu était venu faire l’acquisition?

– Les commis se le rappelaient, en effet, on ne peut mieux. Il a acheté d’abord un marteau, un ciseau à froid, et une lime.

– Je savais bien! exclama le juge d’instruction. Et après?

– Ensuite, monsieur…

Ici, l’homme aux moustaches en brosse jaloux de frapper l’imagination de ses auditeurs, crut devoir rouler des yeux terribles et prendre une voix sinistre:

– … Ensuite, il a acheté un couteau poignard.

Le juge d’instruction ne se sentait pas d’aise, il battait M. Lecoq sur son terrain, il triomphait.

– Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus ironique à l’agent de la Sûreté, que pensez-vous maintenant de votre client? Que dites-vous de cet honnête et digne garçon qui, le soir même du crime, renonce à une noce où il se serait amusé, pour s’en aller acheter un marteau, un ciseau, un poignard, tous les instruments, en un mot, indispensables pour l’effraction et le meurtre.

Le docteur Gendron paraissait quelque peu déconcerté de ces incidents qui tout à coup se produisaient, mais un fin sourire errait sur les lèvres du père Plantat.

Pour M. Lecoq, il avait la mine impayable d’un homme supérieur scarifié d’objections qu’il sait devoir d’un mot réduire à néant, résigné à voir gaspiller en partages oiseux, un temps qu’il mettrait utilement à profit.

– Je pense, monsieur, répondit-il bien humblement, que les assassins du Valfeuillu n’ont employé ni marteau, ni ciseau, ni lime, qu’ils n’avaient pas apporté d’outils du dehors, puisqu’ils se sont servis d’une hache.

– Ils n’avaient pas de poignard non plus? demanda le juge, de plus en plus goguenard, à mesure qu’il se sentait plus sûr d’être sur la bonne voie.

– Ceci, dit l’agent de la Sûreté, c’est une autre question, je l’avoue, mais qui n’est pas difficile à résoudre.

Il commençait à perdre patience. Il se retourna vers l’agent de Corbeil et assez brusquement lui demanda:

– C’est tout ce que vous savez?

L’homme aux gros sourcils toisa d’un air dédaigneux ce petit bourgeois bénin, à tournure mesquine qui se permettait de l’interroger ainsi. Il hésitait si bien à l’honorer d’une réponse que M. Lecoq dut répéter sa question, brutalement, cette fois.

– Oui, c’est tout, dit-il enfin, et je trouve que c’est suffisant puisque c’est l’avis de monsieur le juge d’instruction, le seul qui ait des ordres à me donner et à l’approbation de qui je tienne.

M. Lecoq haussait tant qu’il pouvait les épaules en examinant le messager de M. Domini.

– Voyons, fit-il, avez-vous seulement demandé quelle est exactement la forme du poignard acheté par Guespin. Est-il grand, petit, large, étroit, est-il à lame fixe?…

– Ma foi! non, à quoi bon?

– Simplement, mon brave, pour rapprocher cette arme des blessures de la victime, pour voir si sa garde correspond à celle qui a laissé une empreinte nette et visible entre les épaules de la victime.

– C’est un oubli, mais il est aisé de le réparer.

M. Lecoq n’eut pas eu, pour surexciter sa perspicacité, les aiguillons de sa vanité blessée, qu’il eût fait des prodiges pour répondre aux regards que lui adressait le père Plantat.

– On comprend une inadvertance, fit-il, mais du moins vous allez nous dire en quelle monnaie Guespin a soldé ses achats?

Il semblait si embarrassé de son personnage, le pauvre détective de Corbeil, si humilié, si vexé, que le juge d’instruction crut devoir venir à son secours.

– La nature de la monnaie importe assez peu, ce me semble, objecta-t-il.

– Je prie monsieur le juge de m’excuser, si je ne suis pas de son avis, répondit M. Lecoq. Cette circonstance peut être des plus graves. Quelle est en l’état de l’instruction la charge la plus grave relevée contre Guespin? C’est l’argent trouvé dans sa poche. Or, supposons un moment, que hier soir à dix heures, il a changé à Paris un billet de mille francs. Ce billet serait-il le produit du crime du Valfeuillu? Non, puisqu’à cette heure-là le crime n’était pas commis. D’où viendrait-il? C’est ce que je n’ai pas à rechercher encore. Mais si mon hypothèse est exacte, la justice sera bien forcée de convenir que les quelques cents francs dont était nanti le prévenu, peuvent et doivent être le reste du billet.

– Ce n’est toujours qu’une hypothèse, fit M. Domini d’un ton de mauvaise humeur de plus en plus accentuée.

– Il est vrai, mais qui peut se changer en certitude. Il me reste encore à demander à monsieur – il désignait l’homme aux moustaches – comment Guespin a emporté les objets achetés. Les a-t-il simplement glissés dans sa poche, ou en a-t-il fait faire un paquet et comment était ce paquet.