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De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste était désormais, sans conteste, l’agent de Corbeil qui, tout à l’heure, le regardait avec des yeux si farouches. Littéralement, Goulard buvait les paroles de son chef. Jamais il n’avait ouï un collègue s’exprimer avec cette verve, cette autorité; il n’avait pas idée d’une semblable éloquence, et il se redressait comme s’il eût rejailli sur lui quelque chose de l’admiration qu’il lisait sur tous les visages. Il grandissait dans sa propre estime, à cette idée qu’il était soldat dans une armée commandée par de tels généraux. Il n’avait plus d’opinion, il avait l’opinion de son supérieur.

Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjuguer et de convaincre le juge d’instruction.

– Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance de Guespin.

– Eh! monsieur, qu’importe et que prouve la contenance? Savons-nous, vous et moi, si demain nous étions arrêtés sous la prévention d’un crime affreux quelle serait notre tenue?

M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corps des plus significatifs: la supposition lui semblait des plus malséantes.

– Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avec l’appareil de la justice. Le jour où j’arrêtai Lanscot, ce pauvre domestique de la rue de Marignan, ses premières paroles furent: «Allons, mon compte est bon.»

Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du lit le vicomte de Commarin [3], accusé d’avoir assassiné la veuve Lerouge, il s’écria: «Je suis perdu.» Ils n’étaient pourtant coupables ni l’un ni l’autre. Mais l’un et l’autre, le noble vicomte et l’infime valet, égaux devant la terreur d’une erreur judiciaire possible, évaluant d’un coup d’œil les charges qui allaient les accabler, avaient eu un moment d’affreux découragement.

– Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M. Domini.

M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s’animant à mesure que des exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.

– Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent de police, assez de prévenus pour savoir combien les apparences sont trompeuses, combien peu il faut s’y fier. Ce serait folie que de baser une appréciation sur l’attitude d’un accusé. Celui qui le premier a parlé du «cri de l’innocence» était un sot, tout comme celui qui prétend montrer la «pâle stupeur» du coupable. Ni le crime, ni la vertu, malheureusement, n’ont de voix ni de contenance particulières. La fille Simon, accusée d’avoir tué son père, s’est refusé obstinément à répondre pendant vingt-deux jours; le vingt-troisième, on a découvert l’assassin. Quant à l’affaire Sylvain…

De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juge d’instruction interrompit l’agent de la Sûreté.

Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions; magistrat, il est également obstiné, mais prêt aux derniers sacrifices d’amour-propre, si la voix du devoir se fait entendre.

Les arguments de M. Lecoq n’avaient entamé en rien le granit de sa conviction, mais ils lui imposaient l’obligation de s’éclairer sur-le-champ, de battre l’homme de la préfecture ou de s’avouer lui-même vaincu.

– Vous semblez plaider, monsieur? dit-il à l’agent de la Sûreté, et dans le cabinet du magistrat instructeur, il n’est pas besoin de plaidoirie. Il n’y a pas ici un avocat et un juge. Les mêmes intentions généreuses et honorables nous animent l’un et l’autre. Chacun de nous, dans la sphère de ses fonctions, cherche la vérité. Vous croyez la voir briller où je ne découvre que ténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien que moi.

Et avec une condescendance un peu raide, véritable acte d’héroïsme, mais que gâtait une pointe fine d’ironie, il ajouta:

– Selon vous, monsieur, que devrais-je faire?

Le juge fut du moins récompensé de l’effort qu’il faisait par un regard approbateur du père Plantat et du docteur Gendron.

Mais M. Lecoq ne se pressait pas de répondre. Il avait bien quantité de raisons de poids à offrir; ce n’était pas là, il le sentait, ce qu’il fallait. Il devait présenter des faits, là, sur-le-champ; faire jaillir de la situation une de ces preuves qu’on touche du doigt. Comment y parvenir? Et son esprit, si fertile en expédients, se bandait outre mesure.

– Eh bien? insista M. Domini.

– Ah! s’écria l’agent de la Sûreté, que ne puis-je poser moi-même trois questions à ce malheureux Guespin.

Le juge d’instruction fronça le sourcil; la proposition lui semblait vive. Il est dit formellement que l’interrogatoire de l’inculpé doit être fait secrètement et par le juge seul assisté de son greffier. D’un autre côté, il est décidé qu’après avoir été interrogé une première fois, l’inculpé peut être confronté avec des témoins. Puis il y a des exceptions en faveur des agents de la force publique.

M. Domini repassait ses textes dans sa mémoire, cherchant un précédent.

– Je ne sais, répondit-il enfin, jusqu’à quel point les règlements m’autorisent à vous accorder ce que vous me demandez. Cependant, comme en conscience, je suis persuadé que l’intérêt de la vérité domine toutes les ordonnances, je vais prendre sur moi de vous laisser interroger votre client.

Il sonna, un huissier parut.

– A-t-on reconduit, demanda-t-il, Guespin à la prison?

– Pas encore, monsieur.

– Tant mieux! Dites qu’on me l’amène.

M. Lecoq ne se possédait pas de joie. Il n’avait pas osé compter à ce point sur son éloquence, il n’espérait pas surtout un succès si prompt et si surprenant, étant donné le caractère de M. Domini.

– Il parlera, disait-il, si plein de confiance, que son œil terne s’était rallumé et qu’il oubliait le portrait de la bonbonnière, il parlera, j’ai, pour lui délier la langue, trois moyens, dont un au moins réussira. Mais avant qu’il arrive, de grâce, monsieur le juge de paix, un renseignement? Savez-vous si, après la mort de Sauvresy, Trémorel a revu son ancienne maîtresse?

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[3] Voir «L’affaire Lerouge», édité par «Ebooks libres et gratuits». Ce roman est inspiré d’une histoire vraie. (Note du correcteur ELG.)