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– C’est clair, s’écria le père Plantat, c’est net, c’est précis. C’est en France que nous devons chercher les fugitifs.

– Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l’avez dit. Examinons donc où et comment on peut se cacher en France. Sera-ce une province? Non, évidemment. À Bordeaux, qui est un de nos plus grands centres, on regarde passer l’homme qui n’est pas de Bordeaux. Les boutiquiers des fossés de l’Intendance qui flânent sur le pas de leur magasin, se disent: «Eh! connaissez-vous ce monsieur-là?»

Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu: Marseille et Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il faut risquer un long voyage. Et rien n’est si dangereux que le chemin de fer depuis l’établissement du télégraphe électrique. On fuit, c’est vrai, on va vite, c’est positif, mais en entrant dans un wagon on se ferme toute issue, et jusqu’à l’instant où on descend, on reste sous la main de la police. Trémorel sait tout cela aussi bien que nous. Écartons donc toutes les villes de province. Écartons aussi Lyon et Marseille.

– Impossible, en effet, de se cacher en province!

– Pardon, il est un moyen. Il s’agit simplement d’acheter loin de toute ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste et d’aller s’y établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent est fort au-dessus de la portée de notre homme, et son exécution nécessite des démarches préparatoires qu’il ne pouvait risquer, surveillé comme il l’était par sa femme.

Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécit singulièrement. Nous laissons de côté l’étranger, la province, les grandes villes, la campagne; reste Paris. C’est à Paris, monsieur, que nous devons chercher Trémorel.

M. Lecoq s’exprimait avec l’aplomb et la certitude d’un professeur de mathématiques sorti de l’École Normale, qui, debout devant le tableau noir, la craie à la main, démontre victorieusement à ses élèves que deux lignes parallèles, indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.

Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n’écoutent pas les écoliers. Mais déjà il s’habituait à la lucidité surprenante de l’agent de la Sûreté et il ne s’émerveillait plus. Depuis vingt-quatre heures qu’il assistait aux calculs et aux tâtonnements de M. Lecoq, il saisissait le mécanisme de ses investigations et s’appropriait presque le procédé. Il trouvait tout simple qu’on raisonnât ainsi. Il s’expliquait à cette heure certains exploits de la police active qui jusqu’alors lui avaient semblé tenir du prodige.

Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d’investigations restreint lui paraissait encore l’immensité.

– Paris est grand, observa-t-il.

L’agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.

– Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entier est sous la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sous le microscope du naturaliste.

Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore à Paris des malfaiteurs de profession?

Ah! monsieur, c’est que la légalité nous tue. Nous ne sommes pas les maîtres, malheureusement. La loi nous condamne à n’user que d’armes courtoises contre des adversaires pour qui tous les moyens sont bons. Le Parquet nous lie les mains. Les coquins sont habiles, mais croyez que notre habileté est mille fois supérieure.

– Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormais hors-la-loi, nous avons un mandat d’amener.

– Qu’importe? le mandat me donne-t-il le droit de fouiller sur-le-champ les maisons où j’ai lieu de supposer qu’il s’est réfugié! Non. Que je me présente chez un des anciens amis du comte Hector, il me jettera la porte au nez. En France, monsieur, la police a contre elle non seulement les coquins, mais encore les honnêtes gens.

Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, il s’emporte et en arrive à des propositions étranges. Son ressentiment est profond comme l’injustice. Avec la conscience d’immenses services rendus, il a le sentiment d’une sorte de réprobation qui l’exaspère.

Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusque mouvement le mit en face de la pelote. Il s’arrêta court.

– Diable! fit-il, j’oubliais Hector.

Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faire autrement, le débordement d’indignation de l’homme de la préfecture, ne pouvait cesser de penser à l’assassin, au séducteur de Laurence.

– Vous disiez, fit-il, que c’est à Paris que nous devons chercher Trémorel.

– Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq d’un ton plus calme. J’en suis venu à cette conclusion que c’est ici, peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maison voisine, que sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculs de probabilités.

Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimuler une semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maison meublée. Il sait que les garnis – l’hôtel Meurice aussi bien que l’auberge de la Limace – sont l’objet d’une surveillance toute spéciale et sont dans la main de la préfecture. Ayant du temps devant lui, il a très certainement songé à louer un appartement dans quelque maison à sa convenance.

– Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ou quatre voyages à Paris.

– Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom un appartement, il a payé un terme d’avance, et aujourd’hui il est bien chez lui.

À cette affirmation de l’agent de la Sûreté, la physionomie du père Plantat exprima un découragement affreux.

– Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vous êtes dans le vrai. Mais alors, le misérable n’est-il pas perdu pour nous? Faudra-t-il donc attendre qu’un hasard nous le livre? Fouillerez-vous une à une toutes les maisons de Paris!

Le nez de l’agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d’or, et le juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bon signe, sentit renaître toutes ses espérances.

– C’est que j’ai beau me creuser la tête…

– Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué un appartement, a dû, n’est-il pas vrai, s’occuper de le meubler.

– Évidemment.

– Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D’abord parce qu’il aime le luxe et qu’il a de l’argent; ensuite parce qu’enlevant une jeune fille il ne peut la faire passer de la riche maison de son père dans un galetas. Je gagerais volontiers qu’ils ont un salon aussi beau que celui du Valfeuillu.

– Hélas! que nous importe!

– Peste! cher monsieur, cela nous importe fort comme vous l’allez voir. Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles, Hector ne s’est pas adressé à un brocanteur. Il n’avait le temps ni d’acheter rue Drouot, ni de courir le faubourg Saint-Antoine. Donc il est allé simplement trouver un tapissier.