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Son domestique Masterman l'apprendra vite.

Peut-être est-il déjà au courant. En ce cas, tâchez de lui faire tenir sa langue.

Ce ne sera pas difficile. En vrai Anglais, il garde ce qu'il sait pour lui-même. Il professe une piètre opinion au sujet des Américains et n'en a aucune en ce qui concerne les gens d'autres nationalités.

Merci, monsieur MacQueen.

L'Américain s'en alla.

Eh bien ? fit M. Bouc. Vous ajoutez foi aux déclarations de ce jeune homme ?

Il me paraît honnête et franc. Il n'a pas prétendu éprouver de l'affection envers son patron, comme il l'eût fait s'il avait eu quelque faute à se reprocher. Mr Ratchett ne lui a pas révélé qu'il avait, sans succès, essayé d'utiliser mes services ; je ne crois pas qu'il faille voir là une circonstance suspecte. Mr Ratchett était sans doute un de ces hommes qui se passent le plus possible du conseil des autres.

Voilà donc une personne que vous déclarez innocente, observa M. Bouc en riant.

Poirot lui adressa un regard de reproche.

Moi, je soupçonne tout le monde jusqu'à la dernière minute. Toutefois, j'admets que je ne vois nullement le discret et pondéré MacQueen perdant la tête et lardant son patron d'une douzaine de coups de poignard. Cela ne correspond pas du tout à son caractère.

Non, dit M. Bouc, l'air pensif. Cette férocité semble presque l'œuvre d'un dément et suggérerait plutôt la haine passionnée d'un Latin. A moins que, selon l'opinion de notre ami chef de train, le crime n'ait été commis par une femme.

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Le cadavre

Suivi du docteur Constantine, Poirot passa dans la voiture voisine et se rendit au compartiment occupé par la victime. Le conducteur leur ouvrit la porte avec son passe- partout.

Les deux hommes entrèrent et Poirot demanda :

A-t-on dérangé quelque chose ici ?

Rien n'a été touché. J'ai même évité de retourner le corps en procédant à mon examen.

Poirot, satisfait, regarda autour de lui.

Ce qui le frappa tout d'abord, ce fut le froid intense qui pénétrait par la portière dont la glace était encore ouverte.

Brr., fit Poirot.

L'autre sourit :

J'ai préféré ne pas la fermer, dit-il.

Poirot examina la fenêtre.

Vous avez raison, docteur. Personne n'est sorti par ici, comme voudrait le faire supposer la vitre ouverte : la neige a déjoué les plans de l'assassin.

Prenant une petite boite dans sa poche, il souffla un peu de poudre sur le bord de la fenêtre.

Pas d'empreintes : cela démontre qu'on les a essuyées. S'il y en avait eu, elles ne nous auraient guère avancés. Elles eussent été celle de Mr Ratchett, de son domestique ou du conducteur. De nos jours, les criminels ne commettent pas de pareilles bévues. Puisqu'il en est ainsi, ajouta-t-il, fermons cette vitre. On se croirait dans un frigorifique.

Il joignit l'acte à la parole et pour la première fois il porta son attention vers le corps allongé sur la couchette.

Ratchett gisait sur le dos. Sa veste de pyjama, souillée de taches rouges, avait été déboutonnée et écartée.

Je voulais constater l'état des blessures, expliqua le médecin.

Poirot se pencha sur le cadavre, puis se redressa.

Ce n'est pas joli à voir, dit-il avec une grimace de dégoût. Le meurtrier a dû se tenir là, debout, et frapper à coups redoublés. Combien de blessures y a-t-il au juste ?

J'en ai compté douze. Une ou deux d'entre elles sont seulement des éraflures. D'autre part, trois de coups portés auraient suffi à déterminer la mort.

Quelque chose dans la voix du médecin intrigua Poirot. Le détective observa le Grec qui, les sourcils froncés, regardait le cadavre.

Vous venez de découvrir une anomalie quelconque, n'est-ce pas ? Parlez, lui conseilla-t-il doucement. Dites-moi ce qui vous étonne.

Je remarque ici un étrange phénomène.

Quoi donc ?

Regardez ces deux blessures, celle-ci et celle-là. (Il les désigna de l'index.) Elles sont profondes. la coupure a certainement touché des vaisseaux sanguins. et pourtant les bords ne sont pas béants. Elles n'ont pas saigné comme elles auraient dû le faire normalement.

Ce qui signifie ?

Que l'homme était déjà mort. depuis un moment. avant de recevoir ces coups. Mais c'est absurde !

A moins, dit Poirot pensivement, que le meurtrier, imaginant son œuvre incomplète, ne soit revenu frapper ces deux coups pour plus de sûreté. Mais cette hypothèse est peu vraisemblable. Rien d'autre ?

Si, encore un détail.

Lequel ?

Vous voyez cette blessure. sous le bras droit, près de l'épaule. Prenez mon crayon. Tenez. Essayez de frapper un coup pareil.

Poirot abaissa vivement la main.

Je comprends. Avec la main droite, c'est presque impossible. Il faudrait frapper en retournant le poignet. Mais en se servant de la main gauche.

Précisément, monsieur Poirot. Ce coup a ddû être donné de la main gauche.

Notre assassin est donc gaucher ? Non, n'est-ce pas ?... C'est plus compliqué que cela ne paraît.

Vous avez raison, monsieur Poirot. Quelques-uns de ces autres coups ont visiblement été frappés de la main droite.

Deux assassins, alors. L'électricité était-elle allumée ? demanda vivement le détective.

C'est difficile à dire. Chaque matin, le conducteur coupe le courant vers dix heures.

Voyons le commutateur, dit Poirot.

Il examina le bouton qui commandait la lampe du plafond et la lampe-liseuse à la tête du lit.

Eh bien, conclut Poirot, tout a été éteint. Nous voici devant l'hypothèse du premier et du deuxième assassin, comme s'exprimerait l'illustre Shakespeare. Le premier assassin s'acharne sur la victime et quitte le compartiment après avoir tourné la lumière. Le second assassin se glisse dans l'obscurité, ne voit pas que la besogne a déjà été faite et frappe au moins deux coups sur le cadavre. Que pensez-vous de mon idée ?

Magnifique ! s'exclama le médecin avec enthousiasme.

Vous trouvez ? Me voilà rassuré. Je craignais d'avoir proféré une absurdité.

Quelle autre explication pourrait-on fournir de ces deux dernières blessures ?

Je me le demande. Existe-t-il d'autres indices confirmant l'intervention de deux meurtriers ?

Je crois pouvoir l'affirmer. Quelques-uns de ces coups, comme je l'ai déjà dit, dénotent une certaine faiblesse - un manque de force ou de volonté. - tandis que celui- ci et celui-là (il indiqua les deux blessures refermées) ont exigé une grande vigueur physique.

A votre avis, seul un homme aurait pu les porter ?

J'en suis presque certain.

Une femme en eût été incapable ?

Une jeune femme très vigoureuse, disons une athlète, en aurait peut-être été capable, particulièrement sous l'influence d'une forte émotion, mais, selon moi, c'est presque impossible.

Poirot demeura silencieux.

Intrigué le médecin lui demanda :

Vous saisissez mon point de vue ?

A merveille, dit Poirot. Tout s'éclaire de façon éblouissante ! Le meurtrier est un homme très fort, très faible, c'est une femme, il est droitier, il est gaucher. Ah ! tout cela est du plus haut comique !

Puis, avec une brusque colère :

Et la victime ? Que devient-elle dans tout cela ? Crie-t-elle ? Se débat-elle ? Se défend-elle ?

Il glissa sa main sous l'oreiller et exhiba le petit revolver automatique que Ratchett lui avait montré la veille.