Je le regrette infiniment, monsieur.
Autant que vous avez pu vous en rendre compte, existait-il un dissentiment entre votre maître et Mr MacQueen ?
Non, monsieur. Mr MacQueen est un jeune homme d'excellent caractère.
Au service de qui étiez-vous avant de remplir votre emploi auprès de Mr Ratchett ?
Chez Sir Thomas Tomlinson, à Grosvenor Square.
Pourquoi l'avez-vous quitté ?
Il partait pour l'Afrique, monsieur, et n'avait plus besoin de mes services. Mais je suis certain qu'il vous fournira de bons renseignements sur mon compte. Je suis resté chez lui pendant des années.
Et depuis combien de temps étiez-vous au service de Mr Ratchett ?
Un peu plus de neuf mois, monsieur.
Merci, Masterman. Dites-moi, fumez-vous la pipe ?
Non, monsieur, je ne fume que la cigarette.
Merci, c'est tout ce que je désirais savoir. Poirot le congédia d'un signe de tête.
Le valet de chambre hésita.
Excusez-moi, monsieur, mais la vieille dame américaine est dans un état de nervosité effrayant. Elle prétend savoir ce qui s'est passé cette nuit.
En ce cas, je voudrais la voir tout de suite, dit Poirot en souriant.
Voulez-vous que je lui dise de venir ici ? Depuis longtemps elle réclame à cor et à cri une entrevue avec un représentant de l'autorité. Le conducteur ne parvient pas à calmer son impatience.
Envoyez-la ici, mon ami. Nous allons recueillir sa déposition.
Le témoignage de la dame Américaine
Madame Hubbard pénétra dans le wagon-restaurant dans un tel état de surexcitation qu'elle articula péniblement ces mots :
Répondez-mois. Qui parmi vous représente l'autorité ? J'ai une importante déclaration à formuler, mais je ne parlerai que devant la personne compétente. Si ces messieurs.
Son regard hésita entre les trois hommes. Poirot se pencha en avant.
Racontez-moi tout, madame. Mais auparavant, prenez la peine de vous asseoir.
Mrs Hubbard s'affaissa lourdement sur le siège en face de Poirot.
Voici ce que je voulais dire. Un crime a été commis dans le train hier soir. et l'assassin se cachait dans mon compartiment.
Elle fit une pause dramatique.
Vous en êtes bien sûre, madame ?
Si j'en suis sûre ? Quelle idée ! Je sais ce que je dis ! Vous allez connaître tous les détails. Je venais de me mettre au lit et je m'étais endormie, quand soudain je m'éveillai. Il faisait noir, mais je sentais la présence d'un homme dans mon compartiment. La peur m'étreignait la gorge. Clouée sur place, je songeais : « Mon Dieu, on va me tuer ! » Impossible de vous décrire ma terreur. Dans les journaux, on lit tant de drames qui se passent dans ces maudits trains ! Je me disais en moi-même : « En tout cas, il n'aura pas mes bijoux ». Je les avais, en effet, cachés dans un bas et fourrés sous mon oreiller, ce qui n'est guère confortable, mais enfin. Pour en revenir à l'assassin. voyons, où en étais-je donc ?
Vous croyiez qu'il y avait un homme dans votre compartiment.
Ah ! oui. Alors je fermai les yeux et réfléchis à ce que je devais faire, et je me dis : « Par bonheur, ma fille ne se doute pas de ce qui m'arrive ». Bientôt je recouvrai mes esprits et je pressai le bouton d'appel. J'avais beau sonner, on ne répondait pas. Le cœur faillit me manquer. Je commençais à imaginer que des bandits avaient assassiné tout le monde dans le train arrêté en cours de route. Cette immobilité et ce silence mortels devenaient trop angoissants. Je continuai à presser le bouton. Oh ! quel soulagement j'éprouvai en entendant des pas dans le couloir. On frappe à ma porte. Je crie : « Entrez ! » et je fais de la lumière. Croyez-moi si vous le voulez, il n'y avait plus personne dans mon compartiment !
La voix de Mrs Hubbard prenait des accents tragiques.
Que se passa-t-il ensuite, madame ?
Je rapportai au conducteur ce qui venait de se passer et il ne voulut point me croire. Sans doute s'imaginait-il que j'avais rêvé. Je lui demandai de fouiller sous la banquette. Il me fit alors remarquer qu'un homme ne pouvait se fourrer là-dessous. L'assassin était parti, évidemment ; néanmoins, quelqu'un était venu dans mon compartiment et les paroles que me disait le conducteur pour me rassurer me rendaient folle. Je ne suis pas de ces femmes imaginatives, monsieur. je n'ai pas l'avantage de connaître votre nom.
Poirot, madame. Je vous présente M. Bouc, un directeur de la Compagnie, et le docteur Constantine.
Enchantée de faire votre connaissance, murmura Mrs Hubbard d'un air distrait.
Puis elle se replongea dans son récit :
Je dois cependant vous avouer que je me suis bien trompée. Je m'étais fourré dans la tête que c'était l'homme du compartiment voisin. le malheureux assassiné. Je priai le conducteur de vérifier la porte de communication ; naturellement, elle n'était pas verrouillée. Le conducteur la ferma au verrou et lorsqu'il s'en alla, je me levai et appuyai une valise contre la porte pour plus de sûreté.
Quelle heure était-il, madame ?
Je ne sais pas. J'étais trop bouleversée pour m'occuper de ce détail.
Et à présent, quelle est votre opinion ?
L'homme qui a passé dans mon compartiment est l'assassin. Cela saute aux yeux.
Alors, vous croyez qu'il se rendait dans le compartiment voisin ?
Je l'ignore, je fermais les yeux de frayeur.
Peut-être est-il sorti dans le couloir ?
Que sais-je ? Je vous dis que je fermais les yeux.
Mrs Hubbard poussa un profond soupir.
Dieu, que j'ai eu peur ! Si seulement ma fille savait.
Ne pensez-vous pas, madame, que ce bruit entendu par vous venait de l'autre côté de la cloison ?... du compartiment où le meurtre a été commis ?
Non, non, monsieur. hum ! monsieur Poirot. L'homme se trouvait chez moi. et je vous en apporte la preuve ici.
Triomphante, elle brandit son sac à main et l'ouvrit.
Elle en tira tour à tour deux grands mouchoirs propres, une paire de lunettes à monture d'écaille, un tube d'aspirine, un flacon de sels Glauber, une bonbonnière, un trousseau de clefs, une paire de ciseaux, un carnet de chèques de l'American Express, la photographie d'un enfant à la physionomie très banale, quelques lettres, cinq colliers de fausses perles orientales et enfin un petit objet de métal. un bouton.
Voyez-vous ce bouton ? Il ne m'appartient nullement. Je l'ai trouvé ce matin en me levant.
Comme elle le déposait sur la table, M. Bouc se pencha et poussa un cri.
Mais ce bouton appartient à la tunique d'un conducteur des wagons-lits !
On peut trouver à cela une explication tout à fait naturelle, observa Poirot.
Il se tourna vers l'Américaine.
Madame, ce bouton a pu se détacher de l'uniforme du conducteur pendant qu'il fouillait votre compartiment ou lorsqu'il faisait le lit, hier soir.
Non, non. Ecoutez-moi bien. Hier soir, avant de m'endormir, je lisais un magazine. Au moment d'éteindre la lumière, je le posai sur une petite caisse debout devant la portière. Eh bien, ce matin, je découvris ce bouton sur le magazine. J'aimerais bien connaître votre avis là-dessus.
Madame, j'appelle ce bouton une pièce accusatrice.
La réponse parut calmer la brave dame.
Je ne puis souffrir qu'on doute de ma parole.
Vous venez de nous fournir une déposition très intéressante, lui dit Poirot. Puis-je à mon tour vous poser certaines questions ?
Je vous écoute.
Comment m'expliquerez-vous, que, effrayée par ce Mr Ratchett, vous n'ayez point songé à fermer au verrou la porte de communication entre vos deux compartiments ?