Accompagniez-vous votre mari en Amérique, madame ?
Non, monsieur. (Elle sourit en rougissant légèrement). Nous n'étions pas mariés à cette époque. Nous ne le sommes que depuis un an.
Bien. Je vous remercie, madame. A propos, votre mari fume-t-il ?
Elle le regarda fixement.
Oui.
La pipe ?
Non, monsieur. Des cigarettes et des cigares.
Ah ! merci beaucoup, madame.
Pendant quelques secondes, elle observa Poirot de ses beaux yeux sombres en forme d'amandes, aux longs cils noirs soulignant la pâleur exquise des joues. Ses lèvres, très rouge, s'entrouvraient légèrement. Elle paraissait étonnée.
Pourquoi cette question ?
Poirot agita la main d'un air détaché.
Vous savez, madame, qu'un détective est l'indiscrétion même. Par exemple, peut- être consentirez-vous à me révéler la couleur de votre robe de chambre ?
Elle le regarda en éclatant de rire.
Couleur de maïs, monsieur. Ce détail est-il vraiment important ?
Très important, madame.
Vous êtes donc réellement un détective ?
Pour vous servir, madame.
Je croyais qu'il n'y avait aucun policier dans le train pendant tout le travers la Yougoslavie. c'est-à-dire avant d'arriver en Italie.
Je n'appartiens pas à la police yougoslave, madame. Je suis un international.
Vous appartenez sans doute à la Société des Nations ?
J'appartiens au monde entier, déclara Poirot, théâtral. Je travaille Londres. Vous parlez anglais ?
Oui, un peu.
De nouveau, Poirot s'inclina :
Je ne vous retiens pas davantage, madame. Comme vous le voyez, cette petite interview n'avait rien de terrible.
Elle sourit, salua et sortit.
Quelle jolie femme ! observa M. Bouc. Mais cela n'avance guère l'enquête, soupira-t-il.
-En effet, deux personnes qui n'ont rien vu, ni rien entendu.
Si nous appelions maintenant l'Italien ?
voyage à détective
surtout à
Poirot ne répondit pas tout de suite. Il examinait une tache de graisse sur un passeport diplomatique hongrois.
L'interrogatoire du colonel Arbuthnot
Poirot se redressa brusquement et ses yeux clignotèrent sous le regard de M. Bouc.
Ah ! mon cher ami, sur mes vieux jours je deviens ce qu'on appelle un snob ! A mon avis, la première classe doit passer avant la seconde. Nous remettrons donc notre Italien à plus tard et nous allons interroger le sympathique colonel Arbuthnot.
Jugeant le français du colonel un peu sommaire, Poirot s'adressa à lui en anglais.
Il s'assura d'abord du nom, de l'âge, du domicile et de la situation militaire d'Arbuthnot, puis il lui demanda :
Vous venez des Indes pour aller chez vous en Angleterre passer votre congé. ce que nous appelons, en français, une permission ?
Indifférent à ces détails de linguistique, le colonel répondit avec une brièveté toute britannique :
Oui.
Vous ne voyagez pas par bateau ?
Non.
Pourquoi ?
J'ai préféré le chemin de fer pour des raisons personnelles.
Vous venez directement des Indes ?
Le colonel répondit sèchement :
Je me suis arrêté un nuit à Ur, en Chaldée, et trois jours à Bagdad, chez un de mes amis.
Vous avez passé trois jours à Bagdad. La jeune Anglaise, Miss Debenham, vient également de Bagdad. Vous seriez-vous rencontrés dans cette ville ?
Pas du tout. J'ai vu Miss Debenham pour la première fois dans le train de Kirkuk à Nissibin.
Poirot, penché en avant, prit un ton persuasif.
Monsieur, je vous en prie, ne vous formalisez pas. Mais Miss Debenham et vous êtes les deux seuls Anglais voyageant dans ce train. Il est donc indispensable que chacun de vous me donne son opinion sur son compatriote.
C'est inadmissible ! répliqua froidement le colonel.
Pas tant que cela. Le crime a probablement été commis par une femme. La victime a été frappée à une douzaine de reprises. Le chef de train lui-même vient de dire : « Ce crime est l'œuvre d'une femme ! » En ce cas, mon premier devoir consiste à bien étudier les voyageurs du train Stamboul-Calais. Mais il est très difficile d'apprécier une Anglaise. Elles sont si réservées. Dans l'intérêt de la justice, veuillez donc me dire, monsieur, quel genre de personne est cette Miss Debenham. Que savez-vous sur son compte ?
Miss Debenham est une femme de la haute société.
ah ! vous ne pensez pas qu'elle puisse être impliquée dans cette affaire ?
Cette idée ne tient pas debout ! L'homme assassiné lui était tout à fait inconnu. Elle ne l'avait jamais vu auparavant.
Vous l'a-t-elle dit ?
Oui. Elle m'a tout de suite fait remarquer son aspect désagréable. Si une femme a commis le crime, ce que vous semblez avancer sans aucune preuve, Miss Debenham ne saurait être soupçonnée.
Vous défendez chaudement sa cause, remarqua Poirot en souriant.
Le colonel lui lança un regard glacial.
Je me demande ce que vous insinuez par là.
Poirot baissa les yeux et se mit à feuilleter les papiers placés devant lui.
Ne nous égarons pas et revenons aux faits, reprit-il. Ce crime, nous avons tout lieu de le croire, a été perpétré cette nuit vers une heure et quart. Il est donc essentiel que nous connaissions l'emploi du temps de tous les voyageurs à cette heure-là.
Je vous l'accorde. A une heure et quart, autant que je me souvienne, je bavardais avec le jeune Américain, le secrétaire de la victime.
Vous vous trouviez dans son compartiment ou était-il dans le vôtre ?
J'étais dans le sien.
N'est-ce pas ce jeune homme répondant au nom de MacQueen ?
Si.
C'est un de vos amis ?
Non. Je le voyais pour la première fois. Nous échangeâmes quelques banalités hier au soir, puis la conversation prit un tour qui nous intéressa tous deux. D'habitude, je me lie moins vite avec un Américain. Ces gens-là ne me sont guère sympathiques.
Poirot sourit intérieurement au souvenir des propos de MacQueen concernant les Anglais.
. Toutefois, ce jeune homme me plut tout de suite, il émit quelques idées ridicules sur les Indes. Ces Américains sont d'incorrigibles sentimentaux. J'ai passé trente années aux Indes et j'ai réfuté sans peine ses arguments. D'autre part, il m'a parlé de la question financière en Amérique, et de la politique en général. Entraînés par ces sujets d'actualité, nous ne songions plus à l'heure. Lorsque je consultai ma montre, elle marquait deux heures moins le quart.
Et à cette heure-là vous avez interrompu votre conversation ?
Où était le conducteur à ce moment-là ?
Assis sur son siège au bout du couloir. Au moment où j'entrais dans mon compartiment, MacQueen l'a appelé.
Pourquoi ?
Sans doute pour qu'il lui fasse son lit.
Colonel Arbuthnot, réfléchissez bien avant de répondre. Pendant que vous vous entreteniez avec MacQueen, quelqu'un est-il passé devant la porte dans le couloir ?
Plusieurs personnes, il me semble, mais je n'y ai guère porté attention.
Je veux dire durant la dernière heure de votre conversation. Vous êtes descendu à Vincovci, n'est-ce pas ?
Oui, une minute à peine. Le froid était si intense que nous avons regagné en hâte notre voiture surchauffée. Permettez-moi de vous faire remarquer, en passant, qu'on étouffe dans ce train.