Il prit les derniers passeports et ajouta :
Voyons à présent Miss Mary Debenham.
L'interrogatoire de Miss Debenham
Vêtue d'un tailleur noir agrémenté d'un gilet de soie grise, les ondulations de sa sombre chevelure aussi régulières et nettes que ses mouvements, Mary Debenham entra.
Elle s'assit devant Poirot.
Vous êtes bien Miss Mary Hermonion Debenham, âgée de vingt-six ans, n'est-ce
pas ?
Oui.
Anglaise ?
Oui.
Mademoiselle, voulez-vous avoir l'obligeance d'inscrire votre nom et votre adresse en Angleterre sur cette feuille de papier ?
Elle le fit aussitôt d'une écriture énergique et claire.
A présent, mademoiselle, veuillez me dire ce que vous savez du crime de cette
nuit.
Je suis incapable de vous apprendre quoi que ce soit. Je me suis couchée et j'ai dormi aussitôt.
Ce meurtre commis dans le train vous cause-t-il quelque chagrin ?
A cette question inattendue, la jeune fille eut dans ses yeux gris un regard étonné.
Je ne saisis pas bien ce que vous me demandez.
C'est pourtant bien simple, mademoiselle. Je répète : ce meurtre commis dans le train vous a-t-il attristé ?
Je n'ai pas encore considéré l'événement de ce point de vue. De fait, je puis dire qu'il ne me touche pas le moins du monde.
Un assassinat. pour vous se réduit à un fait divers.
Evidemment. Il est désagréable de voyager dans un train où un meurtre a été commis, dit Mary Debenham d'une voix dalme.
Vous êtes bien Anglo-Saxonne, mademoiselle. D'une indifférence à toute épreuve. Elle esquissa un sourire.
Je ne juge point indispensable d'éclater en sanglots pour démontrer ma sensibilité. Ne meurt-il pas des gens tous les jours ?
La mort est chose commune, le meurtre est un peu plus rare.
J'en conviens.
Vous ne connaissez pas l'homme qui a été assassiné ?
Je l'ai vu hier, pour la première fois au déjeuner.
Et quelle impression vous a-t-il faite ?
Je l'ai à peine remarqué.
Ne vous a-t-il pas produit l'effet d'un honnête homme ? Elle haussa légèrement les épaules.
Je ne l'ai pas suffisamment observé pour être à même d'émettre sur lui la moindre opinion.
Poirot dévisagea la jeune fille.
Mademoiselle, vous ne semblez pas, à ce que je vois, approuver la façon dont je conduis mon interrogatoire. Vous pensez sans doute qu'un Anglais s'y prendrait autrement, irait droit au but, poserait sèchement les questions nécessaires et s'en tiendrait au fait. Moi, j'use de petits détours. J'étudie le témoin et, après m'être formé un jugement sur lui, je l'interroge en conséquence. Tenez : il y a une minute, j'avais devant moi un personnage très loquace qui prétendait développer ses idées sur divers sujets. A celui-là, j'ai demandé de répondre « oui » ou « non » à mes questions. Vous lui succédez. Aussitôt je vois que j'ai affaire à une personne calme et ordonnée qui répond brièvement à mes interrogations. Alors - voyez un peu la perversité de l'humaine nature - je m'applique à vous faire exprimer vos émotions, vos pensées. Cette méthode vous déplaît ?
Si vous désirez mon opinion franche, je vois dans votre façon d'agir une perte de temps. De savoir si oui ou non j'estimais Mr Ratchett ne hâtera pas d'une seconde la solution du mystère.
Savez-vous qui était réellement Ratchett, mademoiselle ?
Mrs Hubbard l'a raconté à qui voulait l'entendre.
Et que dites-vous de l'affaire Armstrong ?
Je trouve ce crime odieux.
Poirot regarda la jeune fille d'un air songeur.
Vous venez de Bagdad, il me semble, Miss Debenham ?
Oui.
Vous allez à Londres ?
Oui.
Que faisiez-vous à Bagdad ?
J'étais gouvernante de deux enfants.
Reprenez-vous votre situation après vos vacances ?
Il est probable que non.
Pourquoi ?
Bagdad est trop loin. J'essaierai de trouver une place acceptable à Londres.
Je pensais que vous alliez vous marier.
Miss Debenham ne répondit pas. Elle regarda Poirot bien en face, d'un air qui semblait dire : « Vous êtes un impertinent ».
Que pensez-vous de la dame avec qui vous partagez votre compartiment, Miss Ohlsson ?
C'est une excellent personne, très simple.
De quelle couleur est sa robe de chambre ?
Mary Debenham parut interloquée.
Elle porte un peignoir en lainage marron.
Ah ! J'espère que vous ne me taxez pas d'indiscrétion si j'ai remarqué à Stamboul la couleur de votre robe de chambre, mauve pâle, n'est-ce pas ?
Oui.
Avez-vous une autre robe de chambre, mademoiselle, de couleur rouge vif ?
Non, celle-là n'est pas à moi.
Poirot se pencha en avant : ses yeux semblaient ceux d'un chat.
A quoi donc ?
La jeune fille recula, effarée.
Je l'ignore. Où voulez-vous en venir ?
Au lieu de répondre : « Non, je ne possède pas de robe de chambre de cette couleur », vous venez de dire : « Celle-là n'est pas à moi. », autrement dit : elle appartient à quelqu'un d'autre ?
C'est la vérité.
A une autre voyageuse ?
Oui.
A qui ?
Je viens de vous répondre que je n'en saisi rien. Je me réveillai ce matin avec l'impression que le train était resté depuis longtemps immobile. J'ouvris la porte et regardai dans le couloir lorsque je vis à l'autre bout une personne portant une robe de chambre rouge.
Et vous ne savez pas qui c'était ? Avait-elle les cheveux blonds, noirs ou gris ?
Je ne sais pas. Elle avait une coiffure de nuit et je ne l'ai aperçue que de dos.
Etait-elle grande ou petite ?
Plutôt mince et élancée ; toutefois, il m'est difficile de rien affirmer. La robe de chambre était garnie de dragons brodés.
Oui ! oui ! c'est bien cela !
Poirot demeura un instant silencieux, puis il murmura :
Je n'y comprends plus rien. Tout s'embrouille ! Relevant la tête, il dit à Miss Debenham :
Je ne vous retiens pas plus longtemps, mademoiselle.
Ah !
Elle parut étonnée, mais se leva promptement. Au moment de franchir la porte, elle revint sur ses pas.
La demoiselle suédoise. Miss Ohlsson. paraît fort ennuyée. Vous lui avez dit qu'elle était la dernière personne ayant vu la victime vivante et elle s'imagine que vous la soupçonnez. Me permettez-vous de la rassurer ?... La pauvre femme ne ferait pas de mal à une mouche, ajouta-t-elle en souriant.
A quelle heure est-elle allée chercher de l'aspirine chez Mrs Hubbard ?
Peu après dix heures et demis.
Combien de temps demeura-t-elle absente ?
Cinq minutes environ.
A-t-elle encore quitté le compartiment au cours de la nuit ?
Non.
Poirot se tourna vers le docteur.
Ratchett aurait-il pu être tué si tôt ?
Le docteur secoua la tête négativement.
En ce cas, tranquillisez votre amie, mademoiselle.
Merci.
Miss Debenham sourit encore et ajouta :
Cette malheureuse créature ressemble à une brebis apeurée. Elle s'effraie d'un rien et ne cesse de gémir.