Il tira de sa poche un petit chiffon de batiste et le lui tendit.
Ce mouchoir est-il à vous, Frau Hildegarde Schmidt ?
La femme l'examina en silence. Au bout d'une minute, elle leva la tête légèrement empourpré.
Non, monsieur. Ce mouchoir ne m'appartient pas.
Il est marqué d'un « H ». C'est pourquoi je pensait qu'il était à vous.
Ah ! monsieur, ce joli mouchoir ne peut appartenir qu'à une personne riche. Il est brodé à la main, et on a dû l'acheter à Paris.
Alors, vous ne savez pas qui est sa propriétaire ?
Moi ? Pas du tout, monsieur.
Des trois hommes présents, seul Poirot saisit la légère hésitation d'Hildegarde Schmidt.
M. Bouc glissa quelques mots à l'oreille de Poirot.
Les trois conducteurs des wagons-lits vont venir, annonça le détective à Frau Schmidt. Je vous prierai de me dire lequel vous avez vu cette nuit au moment où vous portiez une couverture à la princesse.
Les trois employés entrèrent, Pierre Michel en tête, puis le grand blond du sleeping Athènes-Paris et le gros gaillard de la voiture de Bucarest.
Hildegarde Schmidt les regarda tour à tour, puis hocha la tête.
Non, monsieur. Je ne reconnais pas l'homme que j'ai vu cette nuit.
Pourtant, ce sont les seuls conducteurs du train ! Voyons, rassemblez vos souvenirs. Vous faites certainement erreur.
Je vous jure, monsieur, que ce n'est aucun d'eux. Tous trois sont grands et forts, alors que l'autre était un petit brun, avec un bout de moustache. Lorsqu'il s'excusa, je remarquai nettement sa voix douce, une voix de femme. Je m'en souviens parfaitement, monsieur.
Résumé de l'enquête
Un petit homme brun à la voix de femme, répéta M. Bouc.
Les trois conducteurs et Hildegarde Schmidt venaient de quitter le wagon- restaurant.
M. Bouc fit un geste de découragement.
Je n'y comprends rien. Rien de rien ! Cet ennemi dont parlait Ratchett se trouvait donc dans le train ? Où est-il passé ? S'est-il évanoui en fumée ? J'y perds la tête ! Voyons, mon ami, parlez, dite quelque chose ! Montrez-nous que l'impossible peut devenir possible.
Voilà une excellente phrase, dit Poirot. L'impossible ne peut s produire, dont l'impossible doit devenir possible, malgré les apparences.
Alors, expliquez-moi vite ce qui s'est passé cette nuit dans le train.
Je ne suis pas un sorcier, mon cher. Vous me voyez aussi perplexe que vous- même. Cette affaire avance façon bizarre.
Elle n'avance pas du tout. Nous piétinons sur place.
Comment ? Ne possédons-nous pas les dépositions des voyageurs ?
Elles ne nous apportent rien d'utile.
Je ne partage pas votre avis.
J'exagère peut-être. L'Américain Hardman et la femme de chambre allemande ont enrichi nos connaissances, allez-vous dire ? Eh bien, moi, je prétends qu'ils ont encore compliqué l'affaire.
Non, non et non !
Alors, parlez, suppliez M. Bouc. Nous écoutons l'Oracle !
Ne vous ai-je pas dit, voilà un instant, que j'étais moi-même très perplexe ? Mais, du moins, nous pouvons tabler sur des faits, les examiner et les classer avec ordre et méthode.
Je vous en prie, continuez, implora le docteur Constantine.
Poirot s'éclaircit la gorge et rangea les papiers étalés devant lui sur la table.
Revoyons les faits comme ils se présentent en ce moment. Tout d'abord, la victime, Ratchett, alias Cassetti, frappée de douze coups de couteau, meurt cette nuit. Voilà un fait tangible.
Je vous l'accorde, mon ami, acquiesça M. Bouc avec une certaine ironie.
Sans se démonter pour si peu, Hercule Poirot reprit :
Je négligerai certains détails que le docteur Constantine et moi avons remarqués et sur lesquels nous reviendrons en temps voulu. La seconde question par ordre d'importance est, selon moi, l'heure du crime.
Nous la connaissons, affirma M. Bouc. Tout s'accorde à démontrer que le crime a été commis ce matin à une heure et quart.
Pardon. Ne précipitons rien. Il y a, je le reconnais, plusieurs choses qui viennent corroborer votre assertion.
Ah ! vous l'admettez tout de même !
Sans tenir compte de cette interruption, Poirot continua :
Trois hypothèses s'offrent à nous :
« 1° Le crime a été commis, comme nous le supposons, à une heure et quart. Cela est confirmé par la déposition de Mrs Hubbard, par celle d'Hildegarde Schmidt et enfin par le témoignage du docteur Constantine ;
« 2° Le crime a été commis plus tard et les aiguilles de la montre ont été déplacées intentionnellement ;
« 3° Le crime a été commis plus tôt et l'heure modifiée à la montre comme dans l'hypothèse n°2, dans le dessein d'embrouiller l'enquête.
« Si nous admettons la première hypothèse comme la plus vraisemblable, nous devons accepter les conséquences qui en découlent. Si le meurtre a été perpétré à une heure et quart, l'assassin n'a pu quitter le train. Alors, où se trouve-t-il ? Et qui est-il ?
« Examinons sérieusement les faits. L'existence de l'individu petit et brun, à la voix féminine, nous est une première fois révélée par Hardman. Celui-ci prétend que Ratchett lui a parlé de cet homme en lui demandant protection. Mais devenons-nous ajouter foi à ce que dit Hardman ? Est-il réellement un détective d'une importante agence de police new-yorkaise ?
« A mon sens, ce qui rend cette affaire des plus passionnantes est l'absence des facilités que procure d'ordinaire la police. Dans l'impossibilité où nous sommes de vérifier l'identité d'aucun des voyageurs, force nous est de déployer à tout instant notre perspicacité et notre jugement. Tout d'abord je me dis : Hardman voyage avec un faux passeport. ce qui le rend suspect. Dès que la police entrera en jeu, elle enverra un câble pour s'assurer si les explications de Hardman sur son identité sont véridiques.
Ainsi vous le déchargez de tout soupçon ?
Nullement. Un détective américain peut avoir ses raisons pour tuer Ratchett. Je veux dire que nous pouvons admettre comme probablement vra le fait que Ratchett ait engagé Hardman pour le protéger. Le portrait que donne Hildegarde Schmidt de l'homme en uniforme de conducteur des wagons-lits correspond au signalement fourni par Ratchett à Hardman. La découverte du bouton par Mrs Hubbard dans son compartiment vient confirmer ces deux dépositions. Et, je ne sais si vous l'avez remarqué, il existe d'autres témoignages à l'appui de ces déclarations.
Lesquels ?
Celui du colonel Arbuthnot et d'Hector MacQueen. Tous deux ont affirmé que le conducteur avait passé devant leur compartiment. Ils n'attachent aucune importance à ce détail. Or, remarquez, messieurs, que suivant la déposition du conducteur Pierre Michel lui-même, en aucune des circonstances où il a quitté son siège il ne s'est rendu à un compartiment de l'autre extrémité de la voiture où se trouvaient Arbuthnot et MacQueen.
« L'histoire petit homme brun, à la voix de femme et vêtu d'un uniforme des wagons-lits repose donc, directement ou indirectement, sur le témoignage de quatre personnes.
Pardon, un léger détail me chiffonne, observa le docteur Constantine. Si le récit d'Hildegarde Schmidt est exact, comment expliquer que le conducteur n'ait pas vu cette personne lorsqu'il vint répondre au coup de sonnette de Mrs Hubbard ?
Rien de plus facile. Quand il arriva pour répondre à Mrs Hubbard, la femme de chambre se trouvait déjà auprès de sa maîtresse, et lorsqu'elle retourna vers son propre compartiment, le conducteur était chez Mrs Hubbard.