Je ne voulais pour rien au monde manquer la correspondance.
C'est votre explication, mais comme je vous l'ai fait remarquer, l'Orient-Express part tous les jours de Stamboul, et eussiez-vous-même manqué la correspondance, votre retard n'eût été que de vingt-quatre heures.
Miss Debenham témoigna quelque impatience.
Vous ne semblez pas vous rendre compte que des amis peuvent vous attendre à Londres et qu'un jour de retard bouleverse tous vos projets et vous cause d'innombrables ennuis.
Ah ! vous vous inquiétez parce que des amis vous attendaient à Londres ! Vous ne vouliez pas les décevoir ?
Evidemment !
C'est pour le moins curieux.
Que voyez-vous là de curieux ?
Le train, à présent, a également du retard. un retard considérable. et, circonstance aggravante, impossible de prévenir vos amis par câble. Pourtant cette fois vous acceptez le contretemps avec un flegme admirable.
Mary Debenham rougit et se mordit la lèvre.
Vous ne répondez pas, mademoiselle ?
J'ignorais que vous attendiez un réponse.
Expliquez-moi ce changement d'attitude, mademoiselle.
Ne croyez-vous pas que vous faites bien des histoires à propos de rien, monsieur Poirot ?
Cela provient sans doute d'une déformation professionnelle. Nous autres, détec tives, nous voulons que les gens placés dans des circonstances critiques réagissent toujours de même façon. Nous ne tenons pas suffisamment compte des sautes d'humeur.
Mary Debenham jugea préférable de ne rien dire.
Connaissez-vous bien le colonel Arbuthnot, mademoiselle ?
Poirot s'imagina que ce changement de conversation ne déplaisait point à la jeune
fille.
Je l'ai rencontré pour la première fois au cours de ce voyage.
Savez-vous s'il connaissait déjà Ratchett ?
Elle secoua négativement la tête.
Je suis certaine que non.
Pourtant, mademoiselle, nous avons trouvé un cure-pipe dans le compartiment de la victime, et, parmi les voyageurs, le colonel est le seul à fumer la pipe.
Il l'observait attentivement, mais elle ne trahit ni surprise ni émotion et se contenta de dire :
C'est absurde ! Le colonel Arbuthnot est le dernier homme au monde capable de commettre un pareil crime !
Poirot partageait à tel point cet avis qu'il allait le dire, mais il se ravisa.
Permettez-moi de vous rappeler, mademoiselle, que vous connaissez seulement depuis peu le colonel.
Elle haussa les épaules.
Oui, mais je sais suffisamment à quoi m'en tenir sur son compte.
Poirot demanda d'une voix douce :
Alors, mademoiselle, vous persistez à refuser l'explication de cette phrase : « Quand toute ceci sera terminé » ?
Elle répondit d'un ton glacial :
Je n'ai rien à dire.
Qu'à cela ne tienne. Je le découvrirai bien seul.
Il salua et quitta le compartiment, en refermant la porte derrière lui.
Etait-ce bien prudent, mon cher ami ? lui demanda M. Bouc. Vous avez mis cette péronnelle sur ses gardes et, par là même, le colonel.
Mon cher, pour attraper un lapin vous faites entrer un furet dans le terrier ; si le lapin s'y trouve, il s'enfuit. Voilà ma tactique.
Ils pénétrèrent ensuite dans le compartiment d'Hildegarde Schmidt.
La femme de chambre les reçut avec déférence, mais sans la moindre émotion.
Poirot jeta un rapide coup d'œil au contenu de la mallette ouverte sur la banquette, puis il fit signe au contrôleur de descendre la grande valise du porte-bagages.
Vos clefs, mademoiselle, s'il vous plaît ?
Elle n'est pas fermée à clef, monsieur.
Poirot libéra les moraillons et souleva le couvercle.
An ! vous souvenez-vous de ce que j'avais prédit, mon ami ? dit-il à M. Bouc. Regardez plutôt.
Sur le dessus de la valise s'étalait, plié en hâte, un uniforme d'employé des wagons-lits.
Ach ! s'écria l'Allemande, cela ne m'appartient pas ! Ce n'est pas moi qui l'ai fourré là-dedans ! Je n'ai pas ouvert ma valise depuis notre départ de Stamboul ! Je vous le jure, messieurs ! Vous pouvez me croire !...
Le visage bouleversé, elle regardait les visiteurs.
Poirot lui prit doucement le bras et la rassura.
Nous vous croyons sur parole. Ne vous inquiétez pas. Aussi sûr que vous êtes un excellent cordon-bleu, ce n'est pas vous qui avez rangé cet uniforme dans cette valise. Vous faites très bien la cuisine, n'est-ce aps ?
Prise au dépourvu, la femme répondit :
Oui, mes patronnes m'ont toujours complimentée. Je.
Mais, l'air effaré, elle s'arrêta soudain, la bouche ouverte.
C'est très bien, dit Poirot. Calmez-vous. Je vais vous expliquer moi-même ce qui s'est passé. Cet individu, le même que vous avez croisé, vêtu de l'uniforme des wagons- lits, sortait du compartiment de la victime et comptait n'être remarqué de personne. Qu'avait-il à faire ? Se débarrasser de son uniforme qui dès lors était pour lui un danger.
Poirot jeta un coup d'œil au docteur Constantine et à M. Bouc qui l'écoutaient attentivement.
Mais il neige. Et la neige dérange tous ses plans. Où cacher ses vêtements ? en passant devant une porte ouverte, il voit qu'il n'y a personne à l'intérieur du compartiment. C'est sans doute celui de la femme qu'il a rencontrée dans le couloir. Il s'y glisse, enlève son uniforme sous lequel il était habillé et le fourre en hâte dans la valise placée sur le porte-bagages.
Et ensuite ? demanda M. Bouc.
A nous de le deviner, dit Poirot.
Il déplia la tunique : il y manquait un bouton, le troisième. Poirot plongea sa main dans la poche et en retira un de ces passe-partout employés par les conducteurs pour ouvrir les compartiments.
Voici comme l'assassin a pu ouvrir les portes fermées, observa M. Bouc. Les questions que vous avez posées à Mrs Hubbard étaient inutiles. Cette clef en main, notre homme a pu s'introduire sans difficulté chez Mr Ratchett en supposant que la chaîne de sûreté n'était pas accrochée. Après tout, s'il était assez malin pour se procurer un uniforme des wagons-lits, pourquoi pas également un passe-partout ?
En effet, pourquoi pas ?
Nous aurions dû nous en douter. Rafraîchissez-vous un peu la mémoire. Michel ne nous a-t-il pas dit que lorsqu'il vint répondre au coup de sonnette de Mrs Hubbard la porte donnant sur le couloir était fermée au verrou ?
Oui, monsieur, confirma le conducteur ; voilà pourquoi je croyais que la dame avait
rêvé.
Le mystère commence à s'éclaircir, continua M. Bouc. Le meurtrier avait certainement l'intention de refermer la porte de communication, mais il a pu l'entendre remuer dans le lit et il a pris peur.
Il ne nous reste plus qu'à trouver le peignoir rouge, observa Poirot.
Oui, et les deux derniers compartiments sont occupés par des hommes.
Nous les fouillerons tout de même.
D'autant plus que je me souviens nettement de ce que vous avez dit.
Hector MacQueen se prêta volontiers à la visite de ses bagages.
Je ne demande pas mieux, dit-il avec un amer sourire. J'en ai assez d'être tenu pour le plus suspect parmi les voyageurs ! Si le hasard vous fait découvrir un testament par lequel le vieux me lègue tout son argent, mon affaire est claire, hein ?