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« Ratchett a été tué par un ou plusieurs voyageurs. Lequel. ou lesquels ?

V^/D

Quelques détails suggestifs

Un bon quart d'heure s'écoula dans un complet silence.

M. Bouc et le docteur Constantine s'efforcèrent de se conformer aux instructions de Poirot. A travers un dédale de témoignages contradictoires, ils essayèrent de discerner la vraie piste.

Voici à peu près le cours des pensées de M. Bouc :

« Evidemment, il faut réfléchir. Jusqu'ici, je ne fais guère autre chose. Poirot suspecte la jeune Anglaise d'être mêlée à ce meurtre. Pour ma part, je n'y crois nullement. Il paraît impossible d'accuser l'Italien. Regrettable. Le domestique anglais n'avait probablement aucune raison de mentir en certifiant que l'autre n'a pas quitté le compartiment. Tout cela est fort ennuyeux. Je me demande quand le train pourra repartir. On doit songer à nous envoyer du secours. Les indigènes de ce pays ne se pressent guère. et la police yougoslave va faire des embarras au sujet de ce crime. Ce n'est pas tous les jours qu'une telle aubaine lui arrive. »

Et le cerveau de M. Bouc s'égarait dans ces sentiers rebattus des centaines de fois.

Le docteur Constantine songeait :

« Quel drôle de corps, ce petit détective belge ! Un génie ou un détraqué ? Découvrira-t-il la solution du mystère ? Impossible ! Quant à moi, je ne m'y reconnais plus. Peut-être que tous ces gens ont menti. Voilà qui ne va pas éclairer notre lanterne. Je ne m'explique pas toutes ces blessures sur le cadavre. Un bandit américain tue avec son revolver. L'Amérique. ce pays du progrès. J'aimerais à le visiter. En rentrant chez moi, il faut que je voie Démétrius Zagone. Il a voyagé en Amérique et il a des idées modernes. Je me demande ce que fait Zia en ce moment. Si jamais ma femme apprend que. »

Et ainsi de suite.

Hercule Poirot ne bougeait pas : il semblait dormir.

Soudain, après un quart d'heure d'immobilité complète, il remua lentement les sourcils, exhala un léger soupir, et murmura entre ses dents :

Pourquoi pas ? S'il en est ainsi, tout s'explique.

Il ouvrit les yeux - des yeux verts comme ceux d'un chat - et dit à ses deux compagnons :

J'ai réfléchi. Et vous ?

Perdus dans leurs rêveries, les deux autres sursautèrent.

Moi aussi, répondit M. Bouc, quelque peu embarrassé. Malheureusement, je n'aboutis à rien. Dépister le coupable, cela vous regarde ; c'est votre métier et non le mien, mon bon ami.

Et moi aussi, j'ai concentré mes pensées sur cet assassinat, déclara le docteur sans sourciller. Je suis arrivé à plusieurs conclusions dont acune ne me satisfait.

Poirot hocha la tête d'un air qui semblait vouloir dire : « Je m'y attendais ».

Il se redressa sur son siège, bomba la poitrine, caressa sa moustache et s'exprima comme un conférencier dans une salle de réunion.

Mes amis, j'ai repassé une à une dans mon esprit les dépositions des voyageurs et j'y trouve une explication, encore confuse, mais qui répond assez nettement à la situation telle que nous la connaissons. Avant d'affirmer que cette solution est la bonne, il me reste à opérer certaines constations.

« Tout d'abord, permettez-moi d'exposer devant vous quelques remarques dignes, je crois, de considération.

« A cette même place, lors de notre dernier déjeuner dans le wagon-restaurant, M. Bouc me fit observer que des personnes de toutes conditions et de toutes nationalités se trouvaient réunies dans le train : phénomène plutôt rare à cette époque de l'année où l'Orient-Express roule ordinairement presque vide. Par surcroît, un des voyageurs inscrits ne se présenta pas au départ. J'attire également votre attention sur d'autres détails : la position du sac à éponge de Mrs Hubbard, le nom de la mère de Mrs Armstrong, la façon de travailler du détective Hardman, le prénom de la princesse Dragomiroff, la tache de graisse sur le passeport hongrois et la déposition de MacQueen au sujet du papier carbonisé ramassé dans le compartiment de Ratchett. Il prétend que c'est Ratchett lui- même qui a brûlé ce papier.

Les deux hommes dévisageaient Poirot sans rien comprendre.

Voyons, reprit le détective, tout cela ne vous dit rien ?

Rien du tout, répondit franchement M. Bouc.

Et à vous, monsieur le docteur ?

Je ne vois pas où vous voulez en venir.

M. Bouc, se rabattant sur l'objet tangible cité par son ami, fouilla dans le paquet de passeports et en tira celui du compte et de la comtesse Andrenyi. Il l'ouvrit.

C'ets bien de cette tache-là qu'il s'agit ?

Oui : elle est encore toute fraîche et remarquez où elle se trouve placée.

Au début du nom de la comtesse. plus exactement sur la première lettre du prénom. J'avoue toutefois que je ne saisis pas encore.

Vous allez comprendre. Revenons au mouchoir trouvé sur le lieu du crime. Comme nous l'avons dit toute à l'heure, trois voyageuse ont la lettre « H » pour initiale : Mrs Hubbard, Miss Hermione Debenham et Hildegarde Schmidt, la femme de chambre de la princesse Dragomiroff. Examinons maintenant ce mouchoir sous un autre aspect. Ce mouchoir très fin, délicatement brodé à la main, est un objet de luxe très coûteux acheté probablement à Paris. Laquelle des voyageuses, sans tenir compte de l'initiale, serait susceptible de se payer des mouchoirs aussi chers ? Pas Mrs Hubbard ; ni Miss Debenham : cette catégorie d'Anglaises se sert de jolis mouchoirs de toile fine et non de ces ridicules petits carrés de batiste qui valent jusqu'à deux cents francs ; quant à la femme de chambre, c'est au-dessus de ses moyens. Mais dans le train il reste deux autres femmes à qui se mouchoir pourrait appartenir. Examinons si la lettre H se rattache à l'une d'elles. Prenons d'abord la princesse Dragomiroff..

Dont le prenom est Natalia, objecta M. Bouc d'un ton sarcastique.

Précisément. La princesse étant hors de cause, voyons le cas de la comtesse Andrenyi. Là, ce qui nous frappe.

Dîtes plutôt ce que  vous  frappe.

Si vous voulez. Ce qui me frappe donc, c'est que sur son passeport le prénom est maquillé par une tache de graisse. On pourrait croire à un simple accident. Mais remarquez ce prénom : Eléna. L'H majuscule a pu être transformé en un E et couvrir l'E minuscule qui suit. Une tache de graisse fait à l'endroit propice dissimule cette transformation.

Héléna ! s'exclama M. Bouc. Ca, c'est une idée !

Bien sûr. Je cherche ensuite une confirmation, même infime, à mes soupçons et je la découvre séance tenante. Une des étiquettes collées sur la mallette de la comtesse est légèrement humide et se trouve accidentellement placée précisément sur la première initiale de son nom. Cette étiquette a été décollée et replacée à un endroit différent.

Vous commencez à me convaincre, dit M. Bouc. Mais la comtesse Andrenyi.

A présent, messieurs, considérons l'affaire sous un angle nouveau. Comment ce crime devait-il se présenter aux yeux de la police ? Ne perdons pas de vue que la neige a bouleversé tous les plans de l'assassin. Imaginons un instant qu'il n'ait pas neigé et que le train ait poursuivi normalement sa course. Qu'arrivait-il ?

« Le meurtre eût probablement été découvert à la frontière italienne. Les voyageurs fournissent les mêmes témoignages à la police, Mr Hardman débite son histoire, Mrs Hubbard ne manque pas de dire qu'un homme a traversé son compartiment ; le bouton est découvert. J'imagine toutefois que deux détails eussent été différents : l'homme se fût introduit dans le compartiment de Mrs Hubbard un peu avant une heure. et l'on eût ramassé l'uniforme des wagons-lits dans un des cabinets de toilette.