– Mon fils Rafaello, le fils de ma pauvre femme, dont je pleure depuis quinze ans la mort, Rafaello, Excellence, il a voulu s’établir à Paris; il a loué une boutique rue Laffitte pour y vendre des curiosités. Je lui ai donné tout ce que je possédais de précieux, je lui ai donné mes plus belles majoliques, mes plus belles faïences d’Urbino, mes tableaux de maître, et quels tableaux, signor! Ils m’éblouissent encore quand je les revois en imagination! Et tous signés! Enfin, je lui ai donné le manuscrit de la Légende dorée. Je lui aurais donné ma chair et mon sang. Un fils unique! le fils de ma pauvre sainte femme.
– Ainsi, dis-je, pendant que, sur votre foi, monsieur, j’allais chercher dans le fond de la Sicile le manuscrit du clerc Toutmouillé, ce manuscrit était exposé dans une vitrine de la rue Laffitte, à quinze cents mètres de chez moi!
– Il y était, c’est la sainte vérité, me répondit M. Polizzi, soudainement rasséréné, et il y est encore, du moins je le pense, Excellence.
Il prit sur une tablette une carte qu’il m’offrit en me disant:
– Voici l’adresse de mon fils. Faites la connaître à vos amis et vous m’obligerez. Faïences, émaux, étoffes, tableaux, il possède un assortiment complet d’objets d’art, toute la roba, et antique, sur mon honneur. Allez le voir: il vous montrera le manuscrit de la Légende dorée. Deux miniatures d’une fraîcheur miraculeuse.
Je pris lâchement la carte qu’il me tendait.
Cet homme abusa de ma faiblesse en m’invitant de nouveau à répandre dans les sociétés le nom de Rafaello Polizzi.
J’avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand mon Sicilien me saisit le bras. Il avait l’air inspiré:
– Ah! Excellence, me dit-il, quelle cité que la nôtre! Elle a donné naissance à Empédocle. Empédocle! quel grand homme et quel grand citoyen! Quelle audace de pensée, quelle vertu! quelle âme! Il y a là-bas, sur le port, une statue d’Empédocle devant laquelle je me découvre chaque fois que je passe. Quand Rafaello, mon fils, fut sur le point de partir pour fonder un établissement d’antiquités dans la rue Laffitte, à Paris, je l’ai conduit sur le port de notre ville, et c’est au pied de la statue d’Empédocle que je lui ai donné ma bénédiction paternelle. «Souviens-toi d’Empédocle», lui ai-je dit. Ah! signor, c’est un nouvel Empédocle qu’il faudrait aujourd’hui à notre malheureuse patrie! Voulez-vous que je vous conduise à sa statue, Excellence? Je vous servirai de guide pour visiter les ruines. Je vous montrerai le temple de Castor et Pollux, le temple de Jupiter Olympien, le temple de Junon Lucinienne, le puits antique, le tombeau de Théron et la Porte d’or. Les guides des voyageurs sont tous des ânes. Moi, je suis un bon guide, nous ferons des fouilles, si vous voulez, et nous découvrirons des trésors. J’ai la science, le don des fouilles. Je découvre des chefs-d’œuvre dans des excavations où les savants n’avaient rien trouvé.
Je parvins à me dégager. Mais il courut après moi, m’arrêta au pied de l’escalier et me dit à l’oreille:
– Excellence, écoutez: je vous conduirai dans la ville; je vous ferai voir nos Girgentines! Des Siciliennes, signor, la beauté antique! Et je vous montrerai de petites contadines, vous voulez?
– Le diable vous emporte! m’écriai-je indigné.
Et je m’enfuis dans la rue, le laissant les bras ouverts.
Quand je fus hors de sa vue, je m’affaissai sur une pierre et me mis à songer, la tête dans mes mains.
– Était-ce donc, pensais-je, était-ce donc pour m’entendre faire de telles offres que j’étais venu en Sicile?
Assurément ce Polizzi était un coquin, son fils en était un autre. Mais qu’avaient-ils tramé? Je ne pouvais le démêler. En attendant, étais-je assez humilié et contristé.
Un pas léger dans un bruit d’étoffes me fit lever la tête, et je vis venir à moi la princesse Trépof. Elle me retint sur mon banc, me prit la main et me dit avec douceur:
– Je vous cherchais, monsieur Sylvestre Bonnard. C’est une grande joie pour moi de vous avoir rencontré. Je voudrais vous laisser un souvenir agréable de notre rencontre. Vraiment, je le voudrais.
Et, tandis qu’elle parlait, je crus voir sous son voile une larme et un sourire.
Le prince s’approcha à son tour et nous couvrit de son ombre colossale.
– Montrez, Dimitri, montrez à monsieur Bonnard votre butin précieux.
Et le géant docile me tendit une boîte d’allumettes, une vilaine petite boîte de carton, ornée d’une tête bleue et rouge que l’inscription disait être celle d’Empédocle.
– Je vois, madame, je vois. Mais l’abominable Polizzi, chez qui je vous conseille de ne pas envoyer M. Trépof, m’a brouillé pour la vie avec Empédocle, et ce portrait n’est pas de sorte à me rendre cet ancien philosophe plus agréable.
– C’est laid, fit-elle, mais c’est rare. Ces boîtes sont introuvables. Il faut les acheter sur place. À sept heures du matin, Dimitri était à la fabrique. Vous voyez que nous n’avons pas perdu notre temps.
– Je le vois certes bien, madame, répondis-je d’un ton amer; mais j’ai perdu le mien et je n’ai pas trouvé ce que j’étais venu chercher si loin!
Elle parut s’intéresser à ma déconvenue.
– Vous avez un ennui? me demanda-t-elle vivement. Puis-je vous aider en quelque chose? Ne voulez-vous pas, monsieur, me conter votre peine?
Je la lui contai. Mon récit fut long; mais elle en fut touchée, car elle me fit ensuite une quantité de questions minutieuses que je pris comme autant de témoignages d’intérêt. Elle voulut savoir le titre exact du manuscrit, son format, son aspect, son âge; elle me demanda l’adresse de M. Rafaello Polizzi.
Et je la lui donnai, faisant de la sorte (ô destin!) ce que l’abominable Michel-Angelo Polizzi m’avait recommandé.
Il est parfois difficile de s’arrêter. Je recommençai mes plaintes et mes imprécations. Cette fois madame Trépof se mit à rire.
– Pourquoi riez-vous? lui dis-je.
– Parce que je suis une méchante femme, me répondit-elle.
Et elle prit son vol, me laissant seul et consterné sur ma pierre.
Paris, 8 décembre 1869.
Mes malles encore pleines encombraient la salle à manger.
J’étais assis devant une table chargée de ces bonnes choses que le pays de France produit pour les gourmets. Je mangeais d’un pâté de Chartres, qui seul ferait aimer la patrie. Thérèse, debout devant moi, les mains jointes sur son tablier blanc, me regardait avec bienveillance, inquiétude et pitié. Hamilcar se frottait contre mes jambes en bavant de joie.
Ce vers d’un vieux poète me revint à la mémoire:
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.
– Eh bien, pensai-je, je me suis promené en vain, je rentre les mains vides; mais j’ai fait, comme Ulysse, un beau voyage.
Et, ayant avalé ma dernière gorgée de café, je demandai à Thérèse ma canne et mon chapeau, qu’elle me donna avec défiance; elle redoutait un nouveau départ. Je la rassurai en l’invitant à tenir le dîner prêt pour six heures.
Ce m’était déjà un sensible plaisir que d’aller le nez au vent par ces rues de Paris dont j’aime avec piété tous les pavés et toutes les pierres. Mais j’avais un but, et j’allai droit rue Laffitte. Je ne tardai pas à y apercevoir la boutique de Rafaello Polizzi. Elle se faisait remarquer par un grand nombre de tableaux anciens qui, bien que signés de noms diversement illustres, présentaient toutefois entre eux un certain air de famille qui eût donné l’idée de la touchante fraternité des génies, si elle n’avait pas attesté plutôt les artifices du pinceau de M. Polizzi père. Enrichie de ces chefs-d’œuvre suspects, la boutique était égayée par de menus objets de curiosité, poignards, buires, hanaps, figulines, chaudrons de cuivre et plats hispano-arabes à reflets métalliques.