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Enfin, l’expert Polizzi mit sur table le n° 42: La Légende dorée, manuscrit français, inédit, deux superbes miniatures, trois mille francs marchand.

– Trois mille! trois mille! glapit le crieur.

– Trois mille, reprit sèchement le commissaire-priseur.

Mes tempes bourdonnaient, et j’aperçus à travers un nuage une multitude de figures sérieuses qui se tournaient toutes vers le manuscrit, qu’un garçon promenait ouvert dans la salle.

– Trois mille cinquante! dis-je.

Je fus effrayé du son de ma voix et confus de voir tous les visages se tourner vers moi.

– Trois mille cinquante à droite! dit le crieur relevant mon enchère.

– Trois mille cent! reprit M. Polizzi.

Alors commença un duel héroïque entre l’expert et moi.

– Trois mille cinq cents!

– Six cents.

– Sept cents.

– Quatre mille!

– Quatre mille cinq cents!

Puis, par un bond formidable, M. Polizzi sauta tout à coup à six mille.

Six mille francs, c’était tout ce que j’avais à ma disposition. C’était pour moi le possible. Je risquai l’impossible.

– Six mille cent! m’écriai-je.

Hélas! l’impossible même ne suffisait pas.

– Six mille cinq cents, répliqua M. Polizzi avec calme.

Je baissai la tête et restai la bouche pendante, n’osant dire ni oui ni non au crieur qui me criait:

– Six mille cinq cents, par moi; ce n’est pas par vous à droite, c’est par moi! pas d’erreur! Six mille cinq cents!

– C’est bien vu! reprit le commissaire-priseur. Six mille cinq cents. C’est bien vu, bien entendu… Le mot?… Il n’y a pas d’acquéreur au-dessus de six mille cinq cents francs?

Un silence solennel régnait dans la salle. Tout à coup, je sentis mon crâne se fendre. C’était le marteau de l’officier ministériel qui, frappant un coup sec sur l’estrade, adjugeait irrévocablement le numéro 42 à M. Polizzi. Aussitôt la plume du clerc, courant sur le papier timbré, enregistra ce grand fait en une ligne.

J’étais accablé, j’avais besoin d’air et de repos. Toutefois je ne quittai pas ma place. Peu à peu la réflexion me revint. L’espoir est tenace. J’eus un espoir. Je pensai que le nouvel acquéreur de la Légende dorée pouvait être un bibliophile intelligent et libéral qui me donnerait communication du manuscrit et me permettrait même d’en publier les parties essentielles. C’est pourquoi, quand la vente fut finie, je m’approchai de l’expert qui descendait de l’estrade.

– Monsieur l’expert, lui dis-je, avez-vous acheté le numéro 42 pour votre compte ou par commission?

– Par commission. J’avais ordre de ne le lâcher à aucun prix.

– Pouvez-vous me dire le nom de l’acquéreur?

– Je suis désolé de ne pouvoir vous satisfaire. Mais cela m’est tout à fait interdit.

Je le quittai désespéré.

30 décembre 1869.

– Thérèse, vous n’entendez donc pas qu’on sonne depuis un quart d’heure à notre porte?

Thérèse ne me répond pas. Elle jase dans la loge du concierge. Cela est sûr. Est-ce ainsi que vous souhaitez la fête de votre vieux maître? Vous m’abandonnez pendant la veillée de la Saint-Sylvestre! Hélas! s’il me vient en ce jour des souhaits affectueux, ils sortiront de terre, car tout ce qui m’aimait est depuis longtemps enseveli. Je ne sais trop ce que je fais en ce monde. On sonne encore. Je quitte mon feu lentement, le dos rond, et je vais ouvrir ma porte. Que vois-je sur le palier? Ce n’est pas l’Amour mouillé, et je ne suis pas le vieil Anacréon, mais un joli petit garçon de huit ou neuf ans. Il est tout seul; il lève la tête pour me voir. Ses joues rougissent, mais son petit nez éventé vous a un air fripon. Il a des plumes à son chapeau et une grande fraise de dentelles sur sa blouse. Le joli petit bonhomme! Il tient à deux bras un paquet aussi gros que lui et me demande si je suis M. Sylvestre Bonnard. Je lui réponds que oui; il me remet le paquet, dit que c’est de la part de sa maman et s’enfuit dans l’escalier.

Je descends quelques marches, je me penche sur la rampe et je vois le petit chapeau tournoyer dans la spirale de l’escalier comme une plume au vent. Bonsoir, mon petit garçon! J’aurais été bien aise de lui parler. Mais que lui aurais-je demandé? Il n’est pas délicat de questionner les enfants. D’ailleurs, le paquet m’instruira mieux que le messager.

C’est un très gros paquet, mais pas très lourd. Je défais dans ma bibliothèque les faveurs et le papier qui l’entourent et je trouve… quoi? une bûche, une maîtresse bûche, une vraie bûche de Noël, mais si légère que je la crois creuse. Je découvre, en effet, qu’elle est composée de deux morceaux qui sont joints par des crochets et s’ouvrent sur charnières. Je tourne les crochets et me voilà inondé de violettes. Il en coule sur ma table, sur mes genoux, sur mon tapis. Il s’en glisse dans mon gilet, dans mes manches. J’en suis tout parfumé.

– Thérèse! Thérèse! apportez des vases pleins d’eau! Voici des violettes qui nous viennent de je ne sais quel pays, ni de quelle main, mais ce doit être d’un pays parfumé et d’une main gracieuse. Vieille corneille, m’entendez-vous?

J’ai mis les violettes sur ma table, qu’elles recouvrent tout entière de leur buisson parfumé. Il y a encore quelque chose dans la bûche, un livre, un manuscrit. C’est… je ne puis le croire et ne puis en douter… C’est la Légende dorée, c’est le manuscrit du clerc Jean Toutmouillé. Voici la Purification de la Vierge et le Couronnement de Proserpine, voici la légende de saint Droctovée. Je contemple cette relique parfumée de violettes. Je tourne les feuillets entre lesquels de petites fleurs pâles se sont glissées, et je trouve, contre la légende de sainte Cécile, une carte portant ce nom: PRINCESSE TRÉPOF.

Princesse Trépof! vous qui riiez et pleuriez tour à tour si joliment sous le beau ciel d’Agrigente, vous qu’un vieillard morose croyait être une petite folle, je suis certain aujourd’hui de votre belle et rare folie, et le bonhomme que vous comblez de joie ira vous baiser les mains en vous rendant ce précieux manuscrit dont la science et lui vous devront une exacte et somptueuse publication.

Thérèse entra en ce moment dans mon cabinet: elle était très agitée.

– Monsieur, me cria-t-elle, devinez qui je viens de voir à l’instant dans une voiture armoriée qui stationnait devant la porte de la maison.

– Madame Trépof, parbleu! m’écriai-je.

– Je ne connais pas de madame Trépof, me répondit ma gouvernante. La femme que je viens de voir est mise comme une duchesse, avec un petit garçon qui a des dentelles sur toutes les coutures. Et c’est cette petite madame Coccoz à qui vous avez envoyé une bûche quand elle accouchait, il y a de cela huit ans. Je l’ai bien reconnue.

– C’est, demandai-je vivement, c’est, dites-vous, madame Coccoz? la veuve du marchand d’almanachs?

– C’est elle, monsieur, la portière était ouverte pendant que son petit garçon, qui sortait de cette maison-ci, remontait en voiture. Elle n’a guère changé. Pourquoi ces femmes-là vieilliraient-elles? elles ne se donnent point de souci. La Coccoz est seulement un peu plus grasse que par le passé. Une femme qu’on a reçue ici par charité, venir étaler ses velours et ses diamants dans une voiture armoriée! N’est-ce pas une honte?