– Monsieur, quand on n’a pas le temps de rêver éveillée, on n’a pas davantage le temps de rêver endormie. Dieu merci! mes jours suffisent à ma tâche, et ma tâche suffit à mes jours, et je puis dire chaque soir: «Seigneur, bénissez le repos que je vais prendre!» Je ne songe ni debout ni couchée, et je ne prends pas mon édredon pour un diable, comme cela arriva à ma cousine. Et si vous me permettez de donner mon avis, je dirai que nous avons assez de livres ici. Monsieur en a des mille et des mille qui lui font perdre la tête, et, moi, j’en ai deux qui me suffisent, mon paroissien et ma Cuisinière bourgeoise.
Ayant ainsi parlé, ma gouvernante aida le petit homme à renfermer sa pacotille dans la toilette verte.
L’homonculus Coccoz ne souriait plus. Ses traits détendus prirent une telle expression de souffrance que je fus aux regrets d’avoir raillé un homme aussi malheureux. Je le rappelai et lui dis que j’avais lorgné du coin de l’œil l’Histoire d’Estelle et de Némorin, dont il possédait un exemplaire; que j’aimais beaucoup les bergers et les bergères et que j’achèterais volontiers, à un prix raisonnable, l’histoire de ces deux parfaits amants.
– Je vous vendrai ce livre un franc vingt-cinq, monsieur, me répondit Coccoz, dont le visage rayonnait de joie. C’est historique et vous en serez content. Je sais maintenant ce qui vous convient. Je vois que vous êtes un connaisseur. Je vous apporterai demain les Crimes des papes. C’est un bon ouvrage. Je vous apporterai l’édition d’amateur, avec les figures coloriées.
Je l’invitai à n’en rien faire et le renvoyai content. Quand la toilette verte se fut évanouie avec le colporteur dans l’ombre du corridor, je demandai à ma gouvernante d’où nous était tombé ce pauvre petit homme.
– Tombé est le mot, me répondit-elle; il nous est tombé des toits, monsieur, où il habite avec sa femme.
– Il a une femme, dites-vous, Thérèse? Cela est merveilleux!
Les femmes sont de bien étranges créatures. Celle-ci doit être une pauvre petite femme.
– Je ne sais trop ce qu’elle est, me répondit Thérèse, mais je la vois chaque matin traîner dans l’escalier des robes de soie tachées de graisse. Elle coule des yeux luisants. Et, en bonne justice, ces yeux et ces robes-là conviennent-ils à une femme qu’on a reçue par charité? Car on les a pris dans le grenier pendant le temps qu’on répare le toit, en considération de ce que le mari est malade et la femme dans un état intéressant. La concierge dit même que ce matin elle a senti les douleurs et qu’elle est alitée à cette heure. Ils avaient bien besoin d’avoir un enfant!
– Thérèse, répondis-je, ils n’en avaient sans doute nul besoin. Mais la nature voulait qu’ils en fissent un; elle les a fait tomber dans son piège. Il faut une prudence exemplaire pour déjouer les ruses de la nature. Plaignons-les et ne les blâmons pas! Quant aux robes de soie, il n’est pas de jeune femme qui ne les aime. Les filles d’Ève adorent la parure. Vous-même, Thérèse, qui êtes grave et sage, quels cris vous poussez quand il vous manque un tablier blanc pour servir à table! Mais, dites-moi, ont-ils le nécessaire dans leur grenier?
– Et comment l’auraient-ils, monsieur? Le mari, que vous venez de voir, était courtier en bijouterie, à ce que m’a dit la concierge, et on ne sait pas pourquoi il ne vend plus de montres. Il vend maintenant des almanachs. Ce n’est pas là un métier honnête, et je ne croirai jamais que Dieu bénisse un marchand d’almanachs. La femme, entre nous, m’a tout l’air d’une propre à rien, d’une Marie-couche-toi-là. Je la crois capable d’élever un enfant comme moi de jouer de la guitare. On ne sait d’où cela vient, mais je suis certaine qu’ils arrivent par le coche de Misère du pays de Sans-Souci.
– D’où qu’ils viennent, Thérèse, ils sont malheureux, et leur grenier est froid.
– Pardi! le toit est crevé en plusieurs endroits et la pluie du ciel y coule en rigoles. Ils n’ont ni meubles ni linge. L’ébéniste et le tisserand ne travaillent pas, je pense, pour des chrétiens de cette confrérie-là!
– Cela est fort triste, Thérèse, et voilà une chrétienne moins bien pourvue que ce païen d’Hamilcar. Que dit-elle?
– Monsieur, je ne parle jamais à ces gens-là. Je ne sais ce qu’elle dit, ni ce qu’elle chante. Mais elle chante toute la journée. Je l’entends de l’escalier quand j’entre ou quand je sors.
– Eh bien! l’héritier des Coccoz pourra dire, comme l’œuf, dans la devinette villageoise: «Ma mère me fit en chantant.»
Pareille chose advint à Henri IV. Quand Jeanne d’Albret se sentit prise des douleurs, elle se mit à chanter un vieux cantique béarnais:
Notre-Dame du bout du pont,
Venez à mon aide en cette heure!
Priez le Dieu du ciel
Qu’il me délivre vite,
Qu’il me donne un garçon!
Il est évidemment déraisonnable de donner la vie à des malheureux. Mais cela se fait journellement, ma pauvre Thérèse, et tous les philosophes du monde ne parviendront pas à réformer cette sotte coutume. Madame Coccoz l’a suivie et elle chante. Voilà qui est bien! Mais, dites-moi, Thérèse, n’avez-vous pas mis aujourd’hui le pot-au-feu?
– Je l’ai mis, monsieur, et même il n’est que temps que j’aille l’écumer.
– Fort bien! mais ne manquez point, Thérèse, de tirer de la marmite un bon bol de bouillon, que vous porterez à madame Coccoz, notre hyper-voisine.
Ma gouvernante allait se retirer quand j’ajoutai fort à propos:
– Thérèse, veuillez donc, avant tout, appeler votre ami le commissionnaire, et dites-lui de prendre dans notre bûcher une bonne crochetée de bois qu’il montera au grenier des Coccoz. Surtout qu’il ne manque pas de mettre dans son tas une maîtresse bûche, une vraie bûche de Noël. Quant à l’homonculus, je vous prie, s’il revient, de le consigner poliment à ma porte, lui et tous ses livres jaunes.
Ayant pris ces petits arrangements avec l’égoïsme raffiné d’un vieux célibataire, je me remis à lire mon catalogue.
Avec quelle surprise, quelle émotion, quel trouble j’y vis cette mention, que je ne puis transcrire sans que ma main tremble:
«La légende dorée de Jacques de Gênes (Jacques de Voragine), traduction française, petit in-4°.
» Ce manuscrit, du XIVe siècle, contient, outre la traduction assez complète de l’ouvrage célèbre de Jacques de Voragine: 1° les légendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée; 2° un poème sur la Sépulture miraculeuse de Monsieur saint Germain d’Auxerre. Cette traduction, ces légendes et ce poème sont dus au clerc Jean Toutmouillé.
» Le manuscrit est sur vélin. Il contient un grand nombre de lettres ornées et deux miniatures finement exécutées, mais dans un mauvais état de conservation; l’une représente la Purification de la Vierge, et l’autre le couronnement de Proserpine.»
Quelle découverte! La sueur m’en vint au front, et mes yeux se couvrirent d’un voile. Je tremblai, je rougis et, ne pouvant plus parler, j’éprouvai le besoin de pousser un grand cri.
Quel trésor! J’étudie depuis quarante ans la Gaule chrétienne et spécialement cette glorieuse abbaye de Saint-Germain-des-Prés d’où sortirent ces rois-moines qui fondèrent notre dynastie nationale. Or, malgré la coupable insuffisance de la description, il était évident pour moi que ce manuscrit provenait de la grande abbaye. Tout me le prouvait: les légendes ajoutées par le traducteur se rapportaient toutes à la pieuse fondation du roi Childebert. La légende de saint Droctovée était particulièrement significative, car c’est celle du premier abbé de ma chère abbaye. Le poème en vers français, relatif à la sépulture de saint Germain, me conduisait dans la nef même de la vénérable basilique, qui fut le nombril de la Gaule chrétienne.