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Aujourd’hui, je prends le soleil, comme on dit en Provence; je le prends sur la terrasse du Luxembourg, au pied de la statue de Marguerite de Navarre. C’est un soleil de printemps, capiteux comme un vin jeune. Je suis assis et je songe. Mes pensées s’échappent de ma tête comme la mousse d’une bouteille de bière. Elles sont légères et leur pétillement m’amuse. Je rêve; cela est bien permis, je pense à un bonhomme qui publia trente volumes de textes anciens et collabora pendant vingt-six ans au Journal des savants. J’ai la satisfaction d’avoir fait ma tâche aussi bien qu’il m’était possible et d’avoir pleinement exercé les médiocres facultés que la nature m’avait données. Mes efforts ne furent pas tout à fait vains, et j’ai contribué, pour ma modeste part, à cette renaissance des travaux historiques qui restera l’honneur de ce siècle inquiet. Je serai compté certes parmi les dix ou douze érudits qui révélèrent à la France ses antiquités littéraires. Ma publication des œuvres poétiques de Gauthier de Coincy inaugura une méthode judicieuse et fit date. C’est dans le calme sévère de la vieillesse que je me décerne à moi-même ce prix mérité, et Dieu, qui voit mon âme, sait si l’orgueil ou la vanité ont la moindre part à la justice que je me rends.

Mais je suis las, mes yeux se troublent, ma main tremble, et je vois mon image en ces vieillards d’Homère que leur faiblesse écartait des combats et qui, assis sur les remparts, élevaient leurs voix comme les cigales dans la feuillée.

Ainsi allaient mes pensées quand trois jeunes gens s’assirent bruyamment dans mon voisinage. Je ne sais si chacun d’eux était venu en trois bateaux, comme le singe de La Fontaine, mais il est certain que les trois se mirent sur douze chaises. Je pris plaisir à les observer, non qu’ils eussent rien de bien extraordinaire, mais parce que je leur trouvai cet air brave et joyeux qui est naturel à la jeunesse. Ils appartenaient aux écoles. J’en fus assuré moins peut-être aux livres qu’ils tenaient à la main qu’au caractère de leur physionomie. Car tous ceux qui s’occupent des choses de l’esprit se reconnaissent dès l’abord par un je ne sais quoi qui leur est commun. J’aime beaucoup les jeunes gens et ceux-ci me plurent, malgré certaines façons provocantes et farouches qui me rappelèrent à merveille le temps de mes études. Toutefois ils ne portaient point, comme nous, de longs cheveux sur des pourpoints de velours; ils ne se promenaient pas, comme nous, avec une tête de mort; ils ne s’écriaient pas, comme nous: «Enfer et malédiction!» Ils étaient correctement vêtus et ni leur costume ni leur langage n’empruntaient rien au Moyen Âge. Je dois ajouter qu’ils s’occupèrent des femmes qui passaient sur la terrasse et qu’ils en apprécièrent quelques-unes en termes assez vifs. Mais leurs réflexions sur ce sujet n’allèrent point jusqu’à m’obliger à quitter la place. Au reste, quand la jeunesse est studieuse, je lui permets d’avoir ses gaietés.

Un d’eux ayant fait je ne sais quelle plaisanterie galante:

– Qu’est-ce à dire? s’écria, avec un léger accent gascon, le plus petit et le plus brun des trois. C’est à nous autres physiologistes à nous occuper de la matière vivante. Quant à vous, Gélis, qui, comme tous vos confrères les archivistes paléographes, n’existez que dans le passé, occupez-vous de ces femmes de pierre qui sont vos contemporaines.

Et il lui montrait du doigt les statues des dames de l’ancienne France qui s’élèvent toutes blanches, en demi-cercle sous les arbres de la terrasse. Cette plaisanterie, insignifiante en elle-même, m’apprit du moins que celui qu’on nommait Gélis était un élève de l’École des chartes. La suite de la conversation me fit savoir que son voisin, blond et blême jusqu’à l’effacement, silencieux et sarcastique, était Boulmier, son camarade d’école. Gélis et le futur docteur (je souhaite qu’il le devienne un jour) discouraient ensemble avec beaucoup de fantaisie et de verve. Après s’être élevés jusqu’aux plus hautes spéculations, ils jouaient sur les mots et disaient de ces bêtises particulières aux gens d’esprit; je veux dire des bêtises énormes. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils ne consentaient à soutenir que les plus monstrueux paradoxes. À la bonne heure! Je n’aime pas les jeunes gens trop raisonnables.

L’étudiant en médecine, ayant regardé le titre du livre que Boulmier tenait à la main:

– Tiens! lui dit-il, tu lis du Michelet, toi!

– Oui, répondit gravement Boulmier, j’aime les romans.

Gélis, qui les dominait de sa belle taille élancée, de son geste impérieux et de sa parole prompte, prit le livre, le feuilleta et dit:

– C’est le Michelet de la dernière manière, le meilleur Michelet. Plus de récit! Des colères, des pâmoisons, une crise d’épilepsie à propos de faits qu’il dédaigne d’exposer. Des cris de petit enfant, des envies de femme grosse! des soupirs et pas une phrase faite! C’est étonnant!

Et il rendit le livre à son camarade. «Cette folie est amusante, me dis-je, et non pas si dénuée de sens qu’elle en a l’air. Car il y a bien un peu d’agitation et je dirais même de trépidation dans les derniers écrits de notre grand Michelet.»

Mais l’étudiant provençal affirma que l’histoire était un exercice de rhétorique tout à fait méprisable. Selon lui, la seule et vraie histoire est l’histoire naturelle de l’homme. Michelet était dans la voie quand il rencontra la fistule de Louis XIV, mais il retomba tout aussitôt dans la vieille ornière.

Ayant exprimé cette judicieuse pensée, le jeune physiologiste alla rejoindre un groupe d’amis qui passait. Les deux archivistes, moins apparentés dans le jardin trop distant de la rue Paradis-au-Marais, restèrent en tête à tête et se mirent à causer de leurs études. Gélis, qui achevait sa troisième année d’école, préparait une thèse dont il exposa le sujet avec un enthousiasme juvénile. À la vérité, ce sujet me parut bon et d’autant meilleur que j’ai cru devoir moi-même en traiter récemment une notable partie. C’était le Monasticon gallicanum. Le jeune érudit (je lui donne ce nom comme un présage) voulait expliquer toutes les planches gravées vers 1690 pour l’ouvrage que Dom Germain eût fait imprimer sans l’irrémédiable empêchement qu’on ne prévoit guère et qu’on n’évite jamais. Dom Germain laissa du moins en mourant son manuscrit complet et bien en ordre. En ferai-je autant du mien? Mais ce n’est point la question. M. Gélis, autant que je pus le comprendre, se proposait de consacrer une notice archéologique à chacune des abbayes figurées par les humbles graveurs de Dom Germain.

Son ami lui demanda s’il connaissait tous les documents manuscrits et imprimés relatifs à son sujet. C’est alors que je dressai l’oreille. Ils parlèrent d’abord des sources originales, et je dois reconnaître qu’ils le firent avec une suffisante méthode, malgré d’innombrables et difformes calembours. Puis ils en vinrent aux travaux de la critique contemporaine.

– As-tu lu, dit Boulmier, la notice de Courajod?

«Bon!» me dis-je.

– Oui, répondit Gélis; c’est un travail consciencieux.

– As-tu lu, dit Boulmier, l’article de Tamisey de Larroque dans la Revue des questions historiques?

«Bon!» me dis-je pour la seconde fois.

– Oui, répondit Gélis, et j’y ai trouvé des indications utiles.

– As-tu lu, dit Boulmier, le Tableau des abbayes bénédictines en 1600, par Sylvestre Bonnard?